Hervé Gagnon, Maria, Les enquêtes de Joseph Laflamme, roman, Montréal, Éditions Glénat Québec, département Hugo Poche, 2024, 432 pages, 14,95 $.
Quand Montréal devient une nouvelle Sodome
Montréal, fin XIXe siècle, religieuses et prêtres copulent sans distinction de sexes ou d’orifices.
De pauvres enfants sont outragés
de toutes les manières que
la perversité peut imaginer. Voilà
en résumé ce que Hervé Gagnon raconte dans Maria; son roman décrit une nouvelle Sodome.
En 1836, le livre Awful Disclosures of
Maria Monk bouleverse Montréal. Il relate
de sordides histoires de fornication entre
les Hospitalières de l’Hôtel-Dieu et les Sulpiciens, évoquant profanation, assassinats et débauche. La bonne société est en émoi, et l’évêque doit défendre la réputation de son diocèse.
En 1892, toujours à Montréal, un charnier d’enfants est découvert, puis le corps mutilé d’un banquier est retrouvé, ensuite deux fillettes portant de terribles traces d’abus sexuels sont repêchées dans le fleuve.
Les trois affaires ne semblent pas liées, jusqu’à ce qu’un prêtre défroqué remette au journaliste Joseph Laflamme un exemplaire du livre de 1836, en lui laissant entendre que l’histoire se répète.
L’équipe qui mène l’enquête est composée d’un inspecteur dont la femme et les enfants sont pris en orage, d’un constable novice
sur les bords, d’un retraité de Scotland Yard, d’un journaliste plus ou moins alcoolique qui est de connivence avec la police,
d’une modiste amoureuse de l’ex-agent
de Scotland Yard et d’une ex-prostituée amoureuse du journaliste.
Pour réussir à dénouer une affaire sordide, glauque et nauséabonde, le journaliste
et compagnie devront pénétrer dans un univers de corruption aux ramifications insoupçonnées et déterrer un scandale enfoui depuis un demi-siècle. Ils seront à
la fois attirés et repoussés par ce qu’ils découvriront. La morale, apprendront-
ils, est une chose relative, elle devient très élastique.
Dans Awful Disclosures of Maria Monk, une jeune religieuse déclare que son principal devoir avait été de forniquer avec tous les prêtres qui en exprimaient le désir, faisant dans les faits de l’institution fondée par Jeanne Mance un véritable bordel. On se vautrait dans la luxure ; la fornication devenait « une œuvre sainte ».
Dans le roman Maria, on inflige aux religieuses désobéissantes « les punitions les plus délirantes » et on fait passer
« un manuel de l’Inquisition espagnole pour un conte de fées ». De pauvres enfants sont « outragés de toutes les manières que la perversité peut imaginer ».
L’auteur fait dire à Laflamme qu’il tombe
de plus en plus sur des cadavres mutilés
ou dépecés. Le journaliste se demande pourquoi il ne peut pas trouver un mort normal, « sans blessures ni amputations,
pas d’émasculation, ni de pendaison,
ni d’éviscération ».
Les lecteurs et lectrices naviguent entre stupéfaction et horreur, allant d’une macabre surprise à l’autre, parfois sur
un fond de franc-maçonnerie. Et comme si l’intrigue n’était déjà assez sadique, Hervé Gagnon fait écho à l’enfance de Joseph Laflamme dans un orphelinat, plus particulièrement à ce qui se passait dans
le dortoir sous la surveillance des frères religieux. « Ce qu’on le forçait à mettre dans sa bouche. Ce qu’il devait avaler. »
L’auteur a dû avoir sous les yeux une carte de la ville de Montréal en 1892 car il mentionne le nom de chaque rue empruntée par chaque personnage et son cocher. Cela devient assez lassant. Ce livre a d’abord paru en grand format aux Éditions Libre Expression en 2015. J’ai lu le format poche sorti en avril 2024.
Jean-Pierre Charland, La famille Chevalier, tome 1, Une génération dans le vent, roman, Montréal, Éditions Hurtubise, 2024, 362 pages, 26,95 $.
Coup d’œil sur
le Québec de 1966
Une épouse pudibonde, un mari obligé de faire chambre à part,
une fille qui fréquente des lieux,
peu recommandables (aux yeux de
sa mère), un garçon qui s’entiche d’une demoiselle de la bourgeoisie, un oncle qui a défroqué… bienvenue dans La famille Chevalier, roman
de Jean-Pierre Charland.
L’action se déroule dans la région de Montréal en 1966, au moment où les sœurs enseignantes et infirmières cèdent le pas à des laïcs. Des curés quittent la prêtrise;
des religieuses abandonnent le voile; bientôt, les gens pourront se divorcer et
se marier civilement dans la sainte province de Québec.
Madame Chevalier trouve que sa fille Marie-Paule n’est pas assez sage. Les jeunes de la nouvelle génération savent que leurs parents passent pour vieux jeu, mais Viviane Chevalier remporte le championnat à ce chapitre-là. Personne ne lui convient,
ni son mari, ni ses enfants. « Chacune de
ses paroles contient un sous-entendu méprisant. »
Les chansons écoutées par les jeunes sont plus souvent anglaises : Can’t You Hear My Heart Beat de Herman’s Hermits, Help Me, Ronda des Beach Boys, I Got You Babe de Sonny and Cher. C’est parce que danser sur Mon Pays de Gilles Vigneault serait plus difficile et que personne ne saurait quoi faire en entendant La danse à Saint-Dilon.
Lors de l’émission de fin d’année Ça va éclater (forme de Bye Bye 1965), les vedettes sont Dominique Michel, Denise Filiatrault, Donald Lautrec et Benoît Marleau. L’année 1966 est marquée par la défaite de Jean Lesage, chef du Parti libéral. Daniel Johnson, de l’Union nationale, obtient plus de députés mais moins d’appuis dans la population (six pour cent de moins que les Libéraux).
Le Québec de 1966 représente le quart de
la population canadienne, mais les deux tiers des grèves surviennent dans cette province. Le salaire moyen au Québec est inférieur à celui versé ailleurs au pays.
Marie-Paule devient institutrice et
doit « se montrer d’une probité à toute épreuve » L’exigence d’une moralité exemplaire se trouve d’ailleurs inscrite
dans la Loi de l’instruction publique.
Parlant d’éducation, le cours classique a fait son temps. Il faut créer un palier entre l’école secondaire et l’université. Ce sera
les cégeps.
Le romancier indique clairement que
« les bonnes filles » doivent fuir « toutes les occasions où leur vertu est menacée ». Il décrit le necking et ne manque pas de souligner que les baisers lascifs conduisent au petting, aux caresses. « Entre le petting
et une relation sexuelle complète, il y a
le heavy petting.
Un autre membre de la famille Chevalier fait l’apprentissage « des plaisirs de la chair ». C’est Monsieur Chevalier qui désire « mettre fin à une longue disette », sa femme lui ayant dit de « faire un nœud dedans ».
La lecture de La famille Chevalier m’est parfois apparue lassante. Pourquoi ? Parce que Jean-Pierre Charland a fouillé plusieurs journaux de l’époque et fait du remplissage en citant allègrement des nouvelles ou incidents de peu d’intérêt.
Hervé Gagnon, La Cage, tome 2, L’empoisonneuse, roman, Paris, Éditions Hugo, coll. Jeunesse, 2024, 304 pages, 19,95 $.
Une lecture qui suscite
des frémissements d’inconfort
Auteur d’une quarantaine d’ouvrage, dont plusieurs romans pour
la jeunesse sont devenus des best-sellers, Hervé Gagnon remet en
scène le constable Seamus O’Finnigan dans le thriller trépidant La Cage, tome 2. L’action se dénoue
à Montréal en 1852.
Dans le premier tome de La Cage, Eugénie Lachance, 16 ans, et son frère Alexis, 11 ans, avaient décidé de visiter la cage de fer dans laquelle le corps de Marie-Josephte Corriveau fut exposée en 1763.
Cette visite a lieu 90 ans après la mort
de La Corriveau. Dans le second tome,
la célèbre cage fait maintenant d’Eugénie Lachance une sorcière, une empoisonneuse. O’Finnigan a justement été empoisonné par Lachance. Il a l’air d’un cadavre ambulant.
Il a perdu la santé, si en plus il perd la tête…
L’empoisonneuse, elle, perd définitivement
le peu de raison qu’il lui reste. O’Finnigan sait mieux que personne ce dont Eugénie Lachance est capable; cela va de pire en pire. On lit de la folie dans les yeux de
la meurtrière qui a empoisonné ses parents et bien d’autres gens.
Le contact avec la maudite cage de
la Corriveau est un phénomène que
le constable en congé de maladie ne comprend pas, et cela empire son état. Partout où passe cette damnée relique ou ferraille, des drames surviennent.
Eugénie Lachance glisse entre les doigts de la police montréalaise comme du sable fin, comme une vraie couleuvre. O’Finnigan tourne et retourne la situation dans tous
les sens, cherchant en vain une façon d’en reprendre le contrôle.
Hervé Gagnon mêle encore une fois fiction et réalité. Trois chapitres sont consacrés au grand incendie de Montréal survenu le 8 juillet 1862. Il s’agit de la pire tragédie de
la ville en termes de pertes matérielles, soit environ 1 200 demeures parties en fumée (le sixième de la ville) et 10 000 personnes se retrouvant dans la rue.
On lit ce second tome de La Cage avec trépidation. L’écriture est rythmée,
un rebondissement n’attend pas l’autre.
À certains moments, la lecture suscite des frémissements d’inconfort. Sans dévoiler
le dénouement, je peux vous dire que Seamus O’Finnigan va se retrouver emprisonné dans la célèbre maudite cage…
Ce retour de l’enquêteur O’Finnigan dans
un thriller fort bien réussi va fasciner
les ados. La Cage 2 fait d’ailleurs partie de
la collection Jeunesse aux Éditions Hugo.
La maison précise que Hervé Gagnon adore faire peur aux ados lorsqu’il s’adresse à eux.
Patrick Senécal, Civilisés, roman, Lévis, Éditions Alire, 2024, 644 pages, 36,95 $.
Déroulement cauchemardesque
d’une tragédie
L’expression « éprouver des émotions contradictoires » n’a sans doute jamais trouvé terreau plus fertile que dans le roman Civilisés, de Patrick Senécal. Il nous propose une expérience inédite qui débute dans la joie, puis dérape pour devenir horriblement incompréhensible.
L’expérience vise à « étudier les mécanismes psychologiques déployés par les humains lorsqu’ils doivent sauver leur vie et, par la bande, observer les valeurs qu’ils préconisent pour former une société ».
Il faut avoir entre 18 et 70 ans, habiter le Québec, parler français, être libre du 14 au 23 avril 2023. Pas de cellulaire, téléphone intelligent ou portable. Un psychologue recrute douze participants à qui il offre
3 000 $ pour dix jours de leur temps.
Voici comment se répartissent les douze personnes choisies : prof de philo, comédien, prêtre, médecin, avocate, ouvrière, policière, ingénieur, agronome, écrivaine, étudiante
et patient d’une aile psychiatrique (accompagné d’une professionnelle).
Il y a des représentants de la communauté noire et homosexuelle, plus une Arabe qui parle un français erratique. Cette dernière dit gaspacho au lieu de gestapo et dur comme frère au lieu de fer. Le psychologue se targue d’avoir réuni une sorte de microcosme de la société québécoise.
Les interventions du prof de philo commencent souvent par… comme le disait tel écrivain… Il cite, entre autres, Marc Aurèle, Shakespeare, Rabelais, La Rochefoucauld, Montaigne, Cortázar et Yourcenar. Dans
le cas de cette dernière, il sert deux fois
la même citation : « Rien ne rapproche
les êtres comme d’avoir peur ensemble. »
Senécal s’adresse constamment à ses lecteurs et lectrices au beau milieu de
la description d’une intrigue. Il écrit ainsi : « Vous en jugerez par vous-même dans quelques pages. » Signalant qu’une femme regarde un homme en silence, ses idées quelques peu confuses, il ajoute : « Sans doute plus que les vôtres, car vous avez évidemment compris ce qui se trame entre ces deux-là. »
Les remarques du romancier décrivent parfois sa façon de procéder. « Mais pour
le moment, vous n’en saurez rien. C’est ce qu’on appelle créer un suspense. » Ou encore : « Et profitons de ce moment pour vous préciser que le psychologue dit vrai, au cas où vous seriez en train de prévoir d’éventuels retournements narratifs. »
Senécal invite les lecteurs à noter leurs commentaires à la fin du livre où il y a
six pages blanches avec seulement le nom de deux personnages. Libre à chacun et chacune d’écrire ses réflexions sur douze hommes et femmes qui vivent « cette expérience merdique mal foutue ».
L’auteur ouvre parfois de longues parenthèses ou plonge dans de saugrenues digressions pour finalement conclure : mais ça c’est une autre histoire. Le but demeure sans doute de remplir des pages… comme
si 600 ne suffisaient pas.
L’expérience est financée par un mécène
qui parle le franglais. Exemple : « Ça veut dire que I never follow orders tant que je sais pas quoi il en retourne exactly. So tu vas take two minutes pour m’expliquer what the fuck is going one.”
Les douze participants sont juste supposés jouer aux survivants, mais l’expérience prend une tournure horrible parce qu’entièrement sous la houlette d’un psychopathe. C’est ce dont le psychologue rêvait : le déroulement cauchemardesque d’une tragédie unique et fascinante.
Donald Alarie, Tous des gens que l’on croise, nouvelles, Montréal, Éditions La Pleine Lune, 2024, 136 pages, 21,95 $.
Entre grandes étapes
de la vie et petits
faits troublants
À travers 31 brèves histoires du quotidien, réunies sous le titre Tous ces gens que l’on croise, Donald Alarie met en scène des gens ordinaires, ni héros ni antihéros,
qui traversent des moments plus
ou moins graves et inattendus de leur existence. Il le fait dans un style dépouillé et efficace qui le caractérise depuis bientôt trente ans.
La nouvelle intitulée « La liseuse » me décrit assez bien. Comme le protagoniste,
je ne me déplace jamais sans un livre, je ne me sentirais pas bien, je serais « démuni, perdu, affaibli ». Et pas de liseuse pour moi non plus. « Il me faut toucher le papier,
le humer, écrire dans les marges si j’en éprouve le besoin ».
Plus loin, on fait la connaissance de Paul, confiné à la maison à cause de maladie.
À mon opposé, il n’a jamais cultivé le plaisir de la lecture. « Essayant parfois de lire,
il n’arrive pas à se concentrer. Il trouve ça épuisant. » J’ai connu plus d’un homme comme lui, même un amant.
Il y a des gens qui vivent une seule relation amoureuse durant leur vie. Puis il y ceux
et celles qui vont d’une histoire d’amour à l’autre. C’est le cas de T., une femme toujours en quête de l’homme parfait. « Un plus jeune, un plus veux, un pauvre et un très riche, un très élégant et un très mal vêtu,
un artiste et un autre sportif, un bavard et un timide, un prétentieux et un sous-estimé », ça dure un mois, parfois six. C’est elle qui mais fin à la relation parce que… déçue, titre de la nouvelle.
À plus d’une reprise, le personnage n’est
pas nommé autrement que par Il ou Elle. Étrangement, il n’est question que de relations hétérosexuelles dans ce recueil. Cela est dommage et s’explique mal en 2024.
L’homme dans le texte « Trop » me ressemble. Il n’aime pas les rencontres où
il y a plein de monde, où il faut faire la bise à droite et à gauche, serrer des mains par-ci par-là, « faire du bruit comme tous les autres ». S’Il avait rencontré seulement deux ou trois personnes à la fois, les choses auraient été différente. Notre homme « aurait trouvé du plaisir à les écouter parler et se serait peut-être même confié
à eux ».
L’auteur cite le poète, essayiste et critique littéraire français Jean-Michel Maulpoix : « Vivre n’est pas une science exacte. » Donald Alarie illustre cela à petites doses d’une nouvelle à l’autre. Il campe, par exemple, un couple où Il a déjà deux filles adultes.
La narratrice raconte comment leur vie de couple est régulièrement perturbée par
les petits et les grands malheurs de ces deux femmes. « Je sais maintenant que cet homme aimera toujours plus ses deux filles qu’il m’aimera, moi. Je sais que je viendrai toujours en troisième position. »
Vous êtes-vous déjà arrêtés aux gens que vous croisez lorsque vous visitez une exposition ? Dans la nouvelle intitulée « Seul au musée », Il admire les encres de Jean-Paul Jérôme et se sent envahi, troublé. Assis sur un banc, Il laisse sa pensée dériver, songeant à Jean-Paul Riopelle et à Léon Bellefleur.
« Il envisageait de ne rester là que quelques minutes, mais lorsqu’il revint à lui comme s’il sortait d’un rêve, il réalisa qu’il était assis au même endroit – admiratif, contemplatif, absent et très présent à la fois – depuis presque une heure. »
Je me suis aussi reconnu dans « Claire », dernier texte du recueil. Cette femme est écrivaine parce que cela donne un sens à
sa vie. Comme moi, il lui est arrivé de publier deux livres dans la même année chez deux éditeurs différents, un roman et un essai.
Annette Boudreau, Insécurité linguistique dans la francophonie, essai, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, collection 101, 2023, 78 pages, 10,95 $.
Communiqué
Vous êtes-vous déjà demandé si vous parliez le français qui convient ? Avez-vous déjà eu honte de votre manière de parler ou de la manière de parler des gens de votre communauté ? Si oui, cet ouvrage vous aidera à mieux comprendre les mécanismes qui régissent ces comportements langagiers.
L’insécurité linguistique, fréquente dans
la francophonie, serait issue de la façon dont la langue française s’est développée,
de l’idée d’une norme unique et d’une vision unitaire et uniforme du français,
qui perdure et qui est à la base d’exclusions sociales.
Cet ouvrage décrit le phénomène de l’insécurité linguistique, son histoire,
ses manifestations et ses retentissements.
Il porte précisément sur l’insécurité linguistique dans la francophonie et puise ses exemples dans la francophonie canadienne.
Cet essai propose une analyse des principales manifestations du continuum qu’est l’insécurité linguistique, de l’hypercorrection – sa forme la plus légère – à la honte et au silence. Il explore les liens entre insécurité linguistique et diglossie,
soit les rapports de domination entre groupes de personnes qui parlent des langues différentes ou entre personnes qui parlent la même langue.
Enfin, il examine le rôle joué par les idéologies linguistiques et sociales dans
la construction identitaire, idéologies masquées qui régissent les discours et qui agissent sur les comportements langagiers.
Janis Locas, Moi, Jessica M., 37 ans, maman, malheureusement, roman, Montréal, Éditons Somme toute, 2024, 256 pages, 28,95 $.
Roman décapant
sur le burn-out maternel
Une mère frôlant la folie, un père charmant mais absent, deux enfants accaparants, voilà les personnages que Janis Locas met en scène dans Moi, Jessica M., 37 ans, maman, malheureusement, un roman irrévérencieux et même décapant sur le burn-out maternel
La narratrice-maman est Jessica pour qui
la maternité a sonné l’heure du désenchantement. « Avec une famille, s’extraire de la routine est laborieux. »
Cette famille comprend le père Éric et
les enfants Cassandra et Nathan. Si les bébés rendent les hommes sympathiques, ils peuvent rendre les femmes compliquées.
À 7 ans, Cassandra porte toute une brochette de sobriquets : Cassou, Cassolette, Cassouchouette, Cachoupette. Elle fait remarquer à sa mère que « les éléphants ont des oreilles en forme d’Afrique ».
Et c’est vrai.
Quant à Nathan, 3 ans, il est toujours entre deux rendez-vous chez le pneumologue, l’allergologue, l’immunologue ou l’antibio-thérapeute. Lorsque sa narine coule, Jessica dit : « une nouvelle infection pointe
le nez » (beau jeu de mot).
Éric a du charme avec ses yeux émeraude, ses cheveux ondoyants, ses épaules de déménageur et les bras de Rafael Nadal. Lorsqu’il rentre tard du travail, Jessica lui lance : « Là TOI tu t’occupes des kids avant que je me tire une balle. »
Ici et là, on lit des extraits du roman que Jessica rédige pour raconter « l’histoire décousue d’une mère qui tente d’écrire
une histoire, mais qui se fait déranger par des gamins se chamaillant pour un ver
de gélatine ». Jessica écrit pour se défouler, pour mettre du piquant dans sa vie.
Entre certains chapitres, on lit aussi
les messages laissés sur Facebook par Dave, « une crisse de tapette heureuse » et
un artiste-chorégraphe tapageur. En voici un exemple : « Hey FB, je voudrais me faire livrer les meilleurs cupcakes ou un gâteau red velvet. J’ai un gros craving!!! »
Plusieurs mot anglais parsèment ce roman. Chubby ou over my dead body sont
bien connus. C’est moins le cas avec
des expressions comme il watche de
la porn, faire des mind games, ou blast
from the past.
Dans ses moments de dépression, Jessica dit qu’elle a été « enragée toute la soirée, toute la journée en fait, toute la semaine, toute
la vie, tiens ! » Dès qu’elle sent des murs s’effondrer à l’intérieur d’elle-même :
quatre happy pills ! Jessica engloutit aussi des drogues que je ne connais pas : Morfan pour dormir, Céliessa pour relaxer.
À l’hôpital, on lui donne du Regulexiq,
du Calmoft et du Froidril.
Folle, pas folle, Jessica doit jongler avec
son horaire à la maison et au travail. Mais, comme l’auteure le dit si bien en conclusion, « la vie c’est vivant, ça déborde de tous bords, ça ne pourra jamais rentrer dans
un horaire ».
Alexis Riopel, Singapour, laboratoire
de l’avenir, reportage illustré par Valérian Mazataud, Montréal, Éditions Somme toute, 2024, 128 pages, 24,95 $.
Singapour, laboratoire
de densité urbaine
Presque six millions d’habitants
sur moins de 750 km2, telle est
la république parlementaire de Singapour. Singa pura signifie cité
du lion en sanskrit. Le journaliste Alexis Riopel et le photographe Valérian Mazataud nous brosse
un portrait de cette unique cité-État du Sud-Est asiatique.
Depuis son indépendance en 1965, Singapour s’est agrandie de 25 % aux dépens de la mer. La superficie de cet État du Sud-Est asiatique est égale aux îles de Montréal et de Laval réunies. « Toute l’île n’est qu’une ville » qui se traverse de bout en bout en une heure et demie de métro.
Ce petit pays membre du Commonwealth
est voisin de la Malaisie. Il compte trois groupes ethniques : Chinois (74 %), Malais (14 %), Indiens (9 %). On estime à 78 %
le nombre de Singapouriens qui vivent dans un logement social contrôlé par une agence gouvernementale « responsable de
la planification, de la construction des immeubles, de l’attribution et de leur réfaction ».
Le gouvernement possède la quasi-
totalité du territoire et offre « des baux emphytéotiques de 99 ans ».
De nombreuses sociétés d’État génèrent d’importants revenus en remplissant
« des mandats variés, liés à l’eau potable,
à l’industrie, à la finance, aux activités portuaires, etc. »
Alexis Riopel note comment chaque centimètre carré de l’île est mis à profit, comment cette cité-État est un véritable laboratoire de densité urbaine. Il écrit que « la myriade de tours, toutes numérotées, ressemblent à un bout de jupon communiste qui dépasse sous la robe néolibérale de Singapour ».
Il y a une théorie selon laquelle la popu-lation se détache de ses lieux d’enfance et de son histoire. « Elle remet tout entre les mains de l’État. En contrepartie, ce dernier lui assure la prospérité, lui offre un meilleur logement, crée une ville toujours plus belle, plus verte. »
En raison du manque d’espace, le nombre
de voitures est très contrôlé. Les droits d’immatriculation et les taxes sont très élevés. Une Toyota Corolla coûte 140 000 $, une Mercedes-Benz va chercher dans
les 240 000 $.
Les singapouriens aiment manger à l’extérieur. Chaque jour, ils se regroupent dans des hawkers centers, sortes de foires alimentaires très populaires. « Il fait bon d’engloutir à petit prix des mets chinois, malais, indiens, italiens, américains, turcs
ou japonais ».
À noter que ce petit pays produit moins
de 10 % de la nourriture consommée par presque six millions d’habitants. On importe le poulet du Brésil et les œufs de la Pologne. La viande est cultivée en laboratoire grâce
à des cellules animales.
Ce petit ouvrage, composé de chroniques parues d’abord dans Le Devoir en 2022, démontre comment « une cité-État peu démocratique » n’a pas eu le choix d’innover sur une foule d’aspects « pour composer avec son territoire et
ses ressources limitées ».
Colleen Cambridge, Petits meurtres chez Agatha, roman, France, City Éditions, 2023, 320 pages, 31,95 $.
Une personnalité réelle dans une fiction
Dès le premier jour des festivités dans la somptueuse résidence d’Agatha Christie, un homme est retrouvé assassiné dans la biblio-thèque. Ainsi commence Petits meurtres chez Agatha, de Colleen Cambridge. Comme l’enquête de Scotland Yard piétine, c'est
la gouvernante de la célèbre romancière qui prend les choses
en main.
À l’exception d’Agatha Christie et de son mari Max Mallowan, tous deux discrets dans ce polar, le lieu, le personnel et les meurtres relatés sont purement fictifs. Née Agatha Miller en 1890, la créatrice d’Hercule Poirot a épousé Archibald Christie en 1914; deux ans après la mort de ce dernier, Max Mallowan est devenu son second mari. Agatha Christie est décédée en 1976.
La gouvernante et principale protagoniste
se nomme Phyllida Bright, Elle est fort intelligente (bright) et ce qu’elle dit est « parole d’évangile ». Bien qu’il n’y ait pas assez de temps dans une journée pour administrer une maison et pour élucider
un meurtre, Phyllida est capable d’un tel exploit. Elle ne se laisse jamais dominer par ses émotions.
Colleen Cambridge écrit que, « à en en croire ce bon vieux Sherlock Holmes –
que Phyllida trouvait nettement moins intéressant que le fringuant Poirot –,
les coïncidences n’existaient pas quand
on enquêtait sur un crime. » Il n’y a pas d’obstacle pour une gouvernante qui sait fouiner, au point d’inquiéter sérieusement
le ou la coupable.
Rendu à la page 139, il n’y a toujours pas
de suspect, ni personne ayant un mobile. « Tout allait à vau-l’eau à Mallowan Hall. » Et voilà qu’un second meurtre survient sur les lieux de ce manoir dans la charmante petite bourgade de province, loin de Londres.
L’intrigue se corse lorsque Phyllida découvre des photos montrant « deux hommes en train de faire hum-hum […] de se tripoter ». Ce n’est pas le genre de chose qu’une femme de ménage aime voir durant son quart de travail. Aux yeux de Phyllida, lorsque deux adultes consentants se livrent à des échanges intimes, cela ne regarde qu’eux.
Ici et là, l’auteure glisse des références à Hercule Poirot et à Miss Marple, personnages emblématiques des romans policiers d’Agatha Christie. Lorsqu’elle note que les échanges et les relations entre les différents protagonistes permettent de faire la lumière sur la psychologie des uns et des autres,
elle précise qu’il s’agit là « d’un exercice dans lequel Poirot et Miss Marple excellaient ».
L’inspecteur de Scotland Yard et le sergent de l’endroit pataugent lamentablement.
C’est la gouvernante qui leur fournit tous les indices pour faire avancer l’enquête.
« Je n’ai eu d’autre choix que de me rendre à l’évidence, et de faire en sorte de résoudre au plus vite cette affaire. »
Le style est coloré. Ainsi, la cuisinière
manie le hachoir « avec la détermination d’un bourreau qui coupe des têtes ». Une personne hurle « comme une harengère » et un autre beugle « comme une corne de brume ». Quant à la tignasse rebelle d’un personnage, elle s’accorde bien « avec son tempérament d’ours mal léché ».
Colleen Cambridge a publié une trentaine
de livres dans des genres différents. Elle est une historienne accomplie dont les ouvrages séduisent autant les amateurs de fiction historique que de romans policiers.
Lauren Malka, Mangeuses : histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès, essai, Paris, Éditions Les Pérégrines, coll. Genre, 2023, 284 pages, 38,95 $.
La bouffe,
d’Ève au guide Michelin
La journaliste française Lauren Malka a la passion des mets,
des mots et de la philosophie. Cela l’a conduite à mener une enquête très fouillée et à publier Mangeuses : histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès.
D’entrée de jeu, on y lit que l’acte de manger ne procure pas systématiquement de la joie pour tout le monde. Besoin primitif, l’alimentation peut affecter le corps en y imprimant les pressions sociales de chaque époque.
Si l’alimentation « se révèle une zone d’entraînement à la virilité pour les hommes, elle s’impose, pour de nombreuses femmes, comme un lieu d’enfermement,
de culpabilité, de honte, d’asservissement, voire de maladie grave ».
Malka cite la sociologue Anne Dupuy qui note tout de go un deux poids, deux mesures quand on parle de bouffe. Si un petit garçon aime les produits sucrés, il est plutôt perçu comme « un bon mangeur », mais si une petite fille adopte le même comportement, elle est davantage considérée comme « une gourmande ».
Qui dit bouffe dit aussi gourmandise.
Il y a des études qui affirment la tendance majoritaire des mères à laisser les garçons prendre davantage de temps que les filles lors des premières tétées. Et dès que l’on mentionne le mot gourmandise, on pense aux sept péchés capitaux; ce sont, en ordre de gravité décroissant, l’orgueil, l’avarice,
la luxure, la colère, la gourmandise, l’envie et la paresse.
Jusqu’à Thomas d’Aquin, la plupart
des écrivains, philosophes, médecins et théologiens s’accordaient à considérer
la gourmandise d’Ève comme « le premier péché de l’humanité ». Le récit originel renforce le lien entre les deux vices charnels que sont gula et luxuria,
la gourmandise et la luxure.
Le verdict des théologiens du XIIIe siècle est définitif : « les femmes seront gourmandes, incontrôlables, dangereuses ». Si beaucoup plus tard Molière fait dire à Tartuffe : « couvrez ce sein que je ne saurais voir », aujourd’hui c’est « cachez ce ventre que l’on ne saurait voir ».
Quand les femmes conquièrent de nouvelles positions dans le monde social et politique, le modèle culturel de la minceur prospères. Or, les régimes amaigrissants, dans la grande majorité des cas, entraînent des comporte-ments boulimiques ainsi qu’un effet yoyo, c’est-à-dire une reprise de poids plus importante que la perte initiale.
À Paris, c’est en 1891 qu’une école professionnelle de cuisine et de sciences alimentaires voit le jour; elle est exclusivement réservée aux hommes.
Il faudra attendre 1980 pour que les femmes y soient admises. « Manger est une affaire sérieuse, avec laquelle on ne plaisante
pas ! »
Dans le chapitre intitulé Gourmettes vs Gastron-hommes, on clame haut et fort
que la gastronomie est un milieu de gros machos. Sur les 600 tables étoilées du guide Michelin en 2016, seulement 17 étaient tenues par des femmes, soit 2,8 %.
Les hommes sont critiques gastronomiques alors que les femmes sont journalistes culinaires.
L’alimentation ou la gastronomie figure abondamment dans la littérature. Quand Henry Miller publie Under the Roofs of Paris, il campe un personnage qui semble incapable de parler de sexe féminin sans métaphore fruitière, ni de sécrétion vaginale sans analogie avec le miel.
Chez Émile Zola, l’oncle Bachelard n’accepte aucune femme aux repas luxueux qu’il offre à sa bande de gastronomes. « Les femmes ne savent pas manger, rappelle-t-il : elles font du tort aux truffes et gâtent la digestion. »
Jusqu’au siècle dernier, on ressassait des arguments archaïques comme « à cause
de leurs règles, le goût des femmes est fluctuant. C’est pour cette raison qu’elles ne peuvent pas être maîtres sushis. » Comme on le sait, la viande est considérée comme un aliment viril; on associe les hommes au barbecue.
L’ouvrage de Lauren Malka est extrême-ment fouillé (bibliographie de 14 pages).
À préciser que les enquêtes qu’elle mène, les références qu’elle cite et les exemples qu’elle donne sont largement liés à
la France.
Jean-Philippe Bernié, La punition, roman, Montréal, Les Éditions Glénat Québec, 2023, 224 pages, 26,95 $.
Romans
à plusieurs mains
Certains se demandent parfois comment un auteur ou une autrice écrit son roman. En suivant
un plan ? En travaillant à certaines heures seulement ? En sirotant
un verre de vin ou en grignotant des noix d’acajou ?
Je ne sais pas comment Jean-Philippe Bernié a écrit La punition, mais son personnage principal est une illustre romancière qui procède de manière assez peu conven-tionnelle. Sa méthode fait sourciller, voire vitupérer.
Ce personnage est Grace Davenay Lockhart, écrivaine américaine installée dans la région de Montréal. Sa saga House of Dancastre a connu un succès fracassant. Monica Réault a lu tous les tomes dans
sa jeunesse et est ravie de rencontrer l’auteure lors d’une conférence.
Après quelques rendez-vous, Grace engage Monica comme assistante littéraire pour s’occuper de la revue Fictions du passé,
du présent et du futur, version anglaise et française. La jeune femme prend un vif plaisir à évaluer et sélectionner les textes reçus.
Quand Grace formule des suggestions, tant sur le plan littéraire que sur le plan social, elle s’attend à être obéie. Ses livres et son magazine sont la seule chose qui l’intéresse. « Le jour où quelqu’un déclenchera
la troisième guerre mondiale et fera six milliards de morts, elle se plaindra que
ça retarde sa date de parution. »
Grace se consacre à un nouveau tome
de House of Dancastre. Elle regarde son manuscrit « comme un alcoolique regarde une bouteille de vodka ». Appelée à collaborer également au roman en chantier, Monica apprend que, pour chaque tome, Grace prépare des synopsis, des plans plus ou moins détaillés d’environ soixante pages, et confie ensuite la rédaction aux « petites mains » d’une équipe qui pond quatre cents pages qu’elle révise en bout de ligne.
Depuis plus de cinquante ans, Grace s’est toujours réfugiée dans ses histoires, dans
un univers où « il ne s’y passait que ce
que je voulais qu’il s’y passe ». Bien que la romancière excelle dans l’art de décortiquer les émotions de ses personnages, elle demeure peu sensible, voire indifférente,
aux émotions des autres dans la vraie vie. Elle traite Monica comme une servante.
La jeune assistante (35 ans) imagine une stratégie pour que les gens commencent à s’indigner « du fait qu’une célébrissime et prolifique écrivaine puisse signer des romans qu’elle n’avait pas écrits ». Or, il n’est pas facile de déjouer un manipulateur.
Il faut plusieurs outils dans son coffre.
Et le combat n’est pas toujours à armes égales.
En lisant La punition, j’ai pensé à certains écrivains un peu trop prolifiques pour être rassurants. En une dizaine d’années, Michel David a publié au moins 26 romans historiques de 400 à 550 pages chacun.
Le dernier est paru en 2014. Or, David est décédé en 2010. Difficile de ne pas songer
à des « petites mains » collaboratrices…
Pour ma part, j’ai publié une cinquantaine de livres, dont seulement deux en collaboration. Je n’en ai jamais écrit un
au crayon ou à la plume. J’ai souvent commencé à rédiger un chapitre à l’encre… pour bloquer au bout de deux ou trois pages. Dès que je transcrivais mon ébauche à l’ordinateur, les mots coulaient naturellement, les chapitres s’enchaînaient allègrement.
Quand j’ai écrit Des œufs frappés…, j’avais
un plan de l’intrigue affiché au mur, ainsi qu’une cinquantaine de fiches sur la prohibition, la contrebande et l’histoire locale. Je rédigeais un chapitre le matin
et le révisais l’après-midi. J’ai toujours eu tendance à écrire de façon impulsive.
Rosa Mogliasso, L’irrésistible appel de
la vengeance, roman traduit de l’italien par Joseph Incardona, France, Éditions Finitude, 2023, 248 pages, 38,95 $.
La matriochka littéraire d’une romancière italienne
Dans L’irrésistible appel de
la vengeance, roman de Rosa Mogliasso, une dizaine d’adultes
se rencontrent et produisent, sous
la houlette d’une animatrice, une vingtaine de chapitres d’un polar. Nous lisons donc un roman dans
un roman. Nous avons entre
les mains une poupée russe ou
une matriochka littéraire.
L’action du roman se déroule à Turin (Italie) et la narratrice est Amanda. À sa naissance, elle fut baptisée Amata (aimée). À treize ans, elle change son nom pour Amanda (celle qui aime). À cinquante ans, cette autrice sur le déclin anime un atelier sur l’art d’écrire un polar.
Amanda impose des règles comme « il faut au moins deux cadavres » et « le crime ne doit pas être commis par des professionnels du milieu » (Mafia, Narcos, Camorra). Assassin et victime doivent se connaître : « on ne tire pas dans le tas ». Avidité jalousie luxure et toutes les émotions qui « chauffent la culotte » sont bienvenues.
Pour réussir un polar, il faut laisser le lecteur dans une situation d’ambiguïté qui requiert une participation active de sa part à la construction de scénarios possibles. « Rappelez-vous que dans un polar, il est important que diverses pistes aient du potentiel, au lecteur ensuite de décider
ce qu’il néglige ou ce qu’il retient. »
Curieusement, il est mentionné que les adverbes ne sont pas les amis d’un écrivain. Leur utilisation serait un indice qu’on a « manqué de précision, de subtilité, dans
la manière de représenter l’action ». Ceci dit, la romancière a recours à cinq adverbes dans les sept pages suivantes !
D’une rencontre à l’autre, l’animatrice de l’atelier offre ses brefs secrets d’écriture. Selon elle, la possibilité de jeter sur papier des choses politiquement incorrectes est
le seul acte de résistance à la portée de l’écrivain.
Rosa Mogliasso estime que le suspense est une sorte de pacte de communication entre l’auteur et le lecteur au détriment des personnages. Ceux-ci doivent cependant nous surprendre, et pour cela, il faut savoir se plier aux volontés de la Muse.
L’autrice glisse de très nombreuses références à des auteurs célèbres. D’après Hemingway, écrit-elle, il faut écrire en
étant soûl et corriger une fois sobre.
Elle mentionne Shakespeare (Othello), Louis-Ferdinand Céline (Bagatelle pour
un massacre), Henry James (Portrait of a lady), Alexandre Dumas (Le Comte de Monte-Cristo), Pirandello (Six Personnages en quête d’auteur) et Italo Calvino
(Les Leçons américaines).
Lorsque la romancière explique la possibi-lité de terminer un chapitre avec un événement dont l’issue est incertaine, elle appelle ce procédé cliffhanger et souligne que « le terme décrive d’un feuilleton de l’écrivain anglais Thomas Hardy, A Pair of Blue Eyes ».
Le roman regorge de mots qui ont paru
en français dans le texte original italien.
En voici quelques exemples : gratin, je vous ai compris, grasse matinée, le mot juste, feuilletons, j’accuse. Il y a même des phrases complètes : « la recherche des traces n’est fructueuse que dans la mesure où elle
est immédiate » ou encore « le temps qui passe, c’est la vérité qui s’enfuit ».
J’ai publié des romans de facture historique, psychologique ou homoérotique. Jamais
de polar. Rosa Mogliasso ne me donne pas le goût d’explorer cette avenue.
Sophie Bordet-Petillon, Livres, album illustré par Noelia Diaz Iglesias, Paris, Éditions Kilowatt, 2023, 32 pages, 26,95 $.
Un condensé
sur l’histoire du livre
Un livre permet de vivre
des aventures, de voyager, de passer du rire aux larmes, du frisson à
la passion. Il peuple nos pensées
de mille personnages et paysages. Mais d’où vient-il et comment
le fabrique-t-on ?
Dans Livres, Sophie Bordet-Petillon raconte son histoire. Elle note d’abord que l’écriture remonte à 5 000 ans, au Moyen-Orient.
Les scribes utilisent d’abord un roseau taillé pour graver des blocs d’argile, puis on écrit sur le papyrus, ensuite sur le parchemin.
Les livres sont d’abord fabriqués un à un,
à la main.
Le papier est né en Chine il y a 2 000 ans. Il est d’abord fait de fibres de plantes ou de vieux tissus. Ce n’est qu’en 1440 que l’Allemand Gutenberg invente l’imprimerie. Les presses rotatives sont créées au XIXe siècle. Toutes les couleurs sont possibles en mêlant le jaune, le bleu et le rouge au noir.
Ce n’est qu’au XXe siècle que les couver-tures souples remplacent les couvertures rigides. « On imprime des couvertures vernies, argentées ou dorées, des livres en plastique ou en tissu, des pages animées, découpées ou en relief, des textes en braille ou accompagnés de musique… Quelle créativité ! »
Grâce au format poche et à la traduction,
les livres n’ont jamais autant voyagé. Derrière cet objet universel, il y a un éditeur, un chef d’orchestre qui dirige
le travail de l’auteur, de l’illustrateur, du correcteur, du graphiste, de l’imprimeur
et du distributeur. Les librairies et les bibliothèques rendent les livres accessibles.
On pourrait aussi souligner le rôle des salons du livre et des bouquinistes (livres usagés) dans la diffusion des romans, recueils de poésie ou de nouvelles, récits, essais, pièces de théâtre, biographies et albums jeunesse.
L’informatique et Internet jouent un rôle
de premier plan depuis la fin du XXe siècle. Le livre numérique dispose de plusieurs plateformes : ordinateur, tablette, liseuse, smartphone. Pour ma part, je préfère tenir l’objet dans mes mains, tourner les pages, souligner des passages… pour vous écrire ensuite une recension.
Monstres et fantômes, collectif sous la direction de Stéphane Dompierre, nouvelles, Montréal, Éditions Québec Amérique, coll.
La Shop, 2023, 352 pages, 22,95 $.
Un buffet d’horreurs
Un collectif de quinze écrivaines relève le défi d’écrire une nouvelle dans un genre qui ne leur est pas habituel : l’horreur. Le résultat est Monstres et fantômes, une preuve que Patrick Senécal n’est plus le seul à occuper ce créneau au Québec.
J’avoue, au départ, ne pas connaître ces quinze auteures : Mélikah Abdelmoumen, Jade Bérubé, Fanny Bloom, Stéphanie Boulay, Catherine Côté, Fanie Demeule, Marie Demers, Laurence Gough, Geneviève Jannelle, Marie-Hélène Larochelle, Véronique Marcotte, Maude Nepveu-Villeneuve, Mikella Nicol, Erika Soucy, Mélissa Verreault.
Ce qu’elles racontent n’est évidemment pas des « belles histoires où les demoiselles
en détresse se font sauver par des bons samaritains ». Nous sommes souvent plongés dans une nuit froide « avec une odeur de feuilles mortes et d’arbres morts
et de cadavres ».
Catherine Côté campe une femme dans
une pièce où les murs sont recouverts de papier-peint fleuri. Quand elle les regarde, les fleurs se transforment en bouches béantes qui s’ouvrent de plus en plus grandes pour… l’avaler.
Quand quelqu’un sert des crudités,
on s’attend souvent à tremper des bâtons
de céleri, carotte ou zucchini dans une trempette aux fines heures. Marie-Hélène Larochelle signe une nouvelle intitulée Crudité et l’action se déroule à Toronto,
dans le loft d’une maison victorienne sur
la rue Borden au nord de la rue College.
Des femmes sado-maso traquent un homme sur le site de rencontre Tinder. Elles le forcent à avaler des bouchées inédites : feuilleté menstrues, omelette au sperme, macaron cyprine, ganache de selles. Leurs ingrédients n’ont pas de limites; elles ont accès à des placentas et à des membranes ovulaires, une niche qu’elles souhaitent développer davantage.
Dans Le chat noir et autres contes, la protagoniste de Maude Nepveu-Villeneuve ne sait pas si elle est tombée sur un illuminé qui s’amuse à la faire paniquer pour se désennuyer, mais chose certaine, elle lui fournit toutes les idées sur un plateau d’argent. « Ça m’apprendra à faire lire des contes d’horreur à des jeunes impressionnables et à me féliciter ensuite quand ça leur fait de l’effet. »
Petite précision sur cette auteure. Il arrive encore à Maude Nepveu-Villeneuve de faire de l’insomnie parce qu’elle a parlé du film The Shining avec son chum avant de se coucher.
Mélissa Verreault, pour sa part, a toujours détesté les films d’horreur. Elle n’est pas à une contradiction près lorsqu’elle accepte l’invitation d’écrire une nouvelle qui fait peur. « À l’instar de son personnage,
elle hallucine souvent des affaires, comme des animaux machiavéliques dans les marbrures de la céramique de la salle de bain ou des femmes à barbe dans les reliefs en plâtre du plafond de chez sa grand-mère. »
Je parie que certaines des auteures de
ce collectif récidiveront, car leurs mots s’emboîtent ou s’arriment souvent pour créer d’étonnantes phrases terribles où
les monstres défient les humains.
Robert Major, Identité, appartenances,
Un parcours franco-ontarien, essai, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2023, 130 pages, 21,95 $.
Parcours franco-ontarien d’une « tête bien faite »
Franco-Ontarien de naissance, Québécois d’élection, Robert Major
a toujours travaillé à Ottawa.
Il partage son cheminement dans Identité, appartenances, un essai
que j’ai pleinement savouré parce qu’il faisait souvent écho à
mon propre parcours.
Dès les premières pages, l’auteur souligne que toute vie humaine contient des pépites ou des filons, « d’où notre intérêt pour
le récit de vie ». À la fin de l’ouvrage,
il précise que son essai est mi-autobiogra-phie, mi-mémoriel, mi-historique et mi-réflexif. Cela fait plusieurs demis et rend
le texte d’autant plus percutant.
Originaire de New Liskeard, sur les bords
du lac Témiscamingue, Robert Major est né le 22 mars 1946. Il a grandi, comme moi, avec Gene Autry, Hopalong Cassidy, Roy Rogers, Laurel and Hardy, Three Stooges
et Perry Como.
Son premier lieu d’appartenance demeure néanmoins l’Ontario français, « à son corps défendant ». C’est à l’âge de 16 ans qu’il découvre vraiment sa fibre identitaire en participant au célèbre Concours de français et en devenant le lauréat provincial au niveau secondaire en 1962.
Au sujet de cette compétition, LE concours par excellence, il écrit qu’on fêtait
« la survie et la vitalité de langue française, sa vigueur sans cesse renouvelée, gage d’une pérennité problématique mais ardemment souhaitée ».
Comme lauréat, Robert Major reçoit une bourse pour quatre années de cours classique au Petit Séminaire d’Ottawa.
Il se dirige ensuite vers l’Université d’Ottawa et y passe quarante-cinq ans, d’abord comme étudiant aux études supérieures, puis comme professeur et gestionnaire.
À ses yeux et avec un brin de nostalgie,
le cours classique était un univers de lectures, de réflexions et d’émulation d’une grande intensité, C’était une formation générale pour une « tête bien faite ».
L’auteur et moi avons fréquenté la Faculté des arts de l’Université d’Ottawa à la même époque, lorsque le père Joseph-Marie Quirion était doyen, lorsque le père Roger Guindon était recteur. L’institution se voulait alors « francophone sans ambiguïté aucune ». On n’y enseignait cependant pas encore la littérature québécoise, encore moins la littérature ontaroise.
Produit et cadre de l’Université d’Ottawa, Major en fait l’éloge, bien entendu. Il ouvre une longue parenthèse au sujet de l’Université de l’Ontario français (UOF), qui ne lui « semble aucunement répondre aux besoins de la collectivité et dont les chances de succès sont pour le moins douteuses ».
Il estime que l’UOF demeure « une université bancale, créée de toutes pièces, sans orientation précise et dans le scepticisme le plus total des observateurs, sauf pour un petit groupe d’idéologues ».
Il va même jusqu’à parler d’un « château en Espagne » qui attire présentement qu’un petit nombre d’étudiants étrangers et quasi aucun élève franco-ontarien. « Ce château inhabité risque de devenir coquille vide ou ruine, à courte échéance ».
La conclusion de ce court essai de 130 pages souligne comment on assiste désormais à un retour de la désignation de « Canada français ». Autrefois honni comme étendard ethnique, le concept de Canada français est toujours là. « Il faudrait peut-être prendre acte de son potentiel si on veut sortir de la déprime nationaliste actuelle et du découragement occasionné par chaque nouveau recensement de Statistique Canada. »
Je signale, en terminant, que cet essai
est truffé de nombreuses références à
des écrivains de diverses époques. Cela va de Montaigne à Lionel Groulx, en passant par Laurence Sterne (18e siècle), François-Xavier Prieur et Tocqueville (19e siècle), Jean Genet, Gérald Godin, Antoine Gérin-Lajoie, Gérard Bessette, Paul Chamberland, Cornelius Jaenen et Roger Bernard, entre autres.
Marine Sibileau, Les nuages du métro, roman, Ottawa, Éditions L’Interligne, coll. Vertiges, 2023, 112 pages, 22,95 $.
Imagination fertile
d’un guichetier de métro
La Torontoise Marine Sibileau conjugue ses origines françaises
et son vécu canadien pour nous inviter à voyager dans Les nuages du métro. Sous sa plume,
ce transport public devient poème
et tous ceux qui défilent se voient parer d’une histoire.
Le personnage principal est Francis Jego,
un Français établi à Montréal, un guichetier à la station de métro Sherbrooke. Il aime regarder les usagers à travers le prisme de son imagination et leur inventer une vie.
« Je les appelle les nuages. Pourquoi ?
Parce que toutes ces silhouettes […] sont aussi furtives que des nuages. Certaines
sont aériennes comme des cirrostratus,
ces nuages qui siègent avec grâce en haute altitude aussi légers que de la tulle de soie, d’autres sont lourdes et grises, telles
des cumulonimbus prêts à déclencher
un orage. »
La vie est comme une vague qui s’éloigne puis revient plus fortement. La station
de métro Sherbrooke est capable de se relever de tout, même de la COVID. Sans
les passagers-nuages, l’imagination de Francis demeurerait en panne.
Le samedi, le guichetier aime les nuages
qui arrivent « avec une énergie contagieuse qui ferait même break danser un régiment de bonnes sœurs ». Devant la vie qui se déroule sous ses yeux, Francis imagine
les autres plutôt que de s’imaginer lui-même.
Les samedis soir « sont bien plus roffe
sur les chums de fille que sur les chums
de gars. Ils font remonter à la surface
des blessures profondes et personnelles
qui brisent des amitiés, rien que ça. »
Des couples se forment aussi, bien entendu.
La journée du dimanche permet à l’autrice de faire le pont entre la France et le Québec tout en la sucrant d’un jeu de mot :
« ils ont leur propre cerise sur le gâteau (pour nos amis français) ou sur le Sunday (pour nos amis québécois ». On reconnaît
la cerise sur le sundae.
On prend le métro pour se rendre à
une destination… en théorie. Il y a cependant « les nuages égarés », ceux qui errent toute la journée sans but précis, sans point de chute. Tout un chapitre leur est consacré.
Francis a beau être un rêveur qui se bourre la tête avec plein d’histoires, certaines deviennent trop lourdes à porter pour son imagination. « Et mon imagination, c’était
ce que j’avais de plus précieux. Alors pas étonnant que par esprit de conservation,
je fasse le choix inconscient d’éradiquer tous les égarés de ma vie. »
Une station de métro peut être une destination érotique. Francis nous raconte l’histoire d’une liaison entre une dame de
la station Crémazie et un homme de
la station Verdun. Le guichetier ne peut pas révéler tout s’il veut « que ce livre reste classé dans la bonne catégorie ».
Le métro est une part de la vie intérieure
de Francis. Il entretient une relation avec
la station Sherbrooke, « comme si c’était
une personne ». Il ne se voit pas occuper un emploi classique de bureau. « Je ferais quoi si je n’avais plus personne à observer ou imaginer ? »
Ce court roman de cent pages réussit avec brio à démontrer comment un lieu peut
se graver dans le cœur d’une personne, comment il peut devenir un trait d’union entre l’imagination de l’un et la présence des autres.
Fred Langan, Elle a osé réussir, Biographie de l’honorable Marie-P. Charrette-Poulin, traduction de Chantal Ringuet, Ottawa,
Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2023, 290 pages, 31,95 $.
Biographie de Marie-P. Charrette-Poulin,
femme hors pair
Première fondatrice-directrice
d’une station de radio publique, première femme nommée vice-présidente, puis secrétaire générale de la Société Radio-Canada, première sénatrice franco-ontarienne, première femme francophone élue à la présidence
du Parti Libéral du Canada, Marie-Paule Charrette-Poulin est beaucoup plus que cela. Elle a osé réussir,
titre d’une biographie que signe
Fred Langan.
Née à Sudbury le 21 juin 1945, Marie-Paule Charrette fait ses études secondaires à l’Académie Sainte-Marie de Haileybury,
ce qui lui permet de connaître les endroits où vivent nombre de francophones du Nord ontarien. Cela lui est fort utile lorsqu’elle fonde le poste de radio CBON (Sudbury)
en 1978 et lorsqu’elle est nommée au Sénat en 1995.
En 1966, encore étudiante, Marie épouse hâtivement Hugues Quirion ; le mariage est une erreur et le couple se brise quelques années plus tard, après la naissance de leur fille Elaine. En 1977, Marie épouse l’artiste-portraitiste Bernard Poulin. De ce mariage réussi à tous points de vue, naît une seconde fille, Valérie.
À la barre de CBON, Marie « donne à
la communauté franco-ontarienne la prestance et le statut qui lui manquaient ». Lorsque cette femme croit en quelque chose, elle a la conviction nécessaire pour mener
à terme sa mise en œuvre.
En 1983, Marie est promue au siège social de la SRC et devient vice-présidente associée de la radiodiffusion régionale (radio et télé françaises). À seulement 43 ans, elle gravit rapidement les échelons pour devenir secrétaire générale (sous Pierre Juneau),
puis vice-présidente aux ressources humaines et aux relations industrielles.
Tous les vice-présidents de la SRC reçoivent une prime basée sur leur évaluation. Marie est la seule femme et sa prime est deux fois moins élevée que celles de ces collègues masculins. Elle quitte la société d’État en 1992.
Parmi les postes occupés après les années de radiodiffusion, signalons celui de secrétaire des communications au Bureau du Conseil privé (à l’époque de Brian Mulroney) et de présidente fondatrice
du Tribunal canadien des relations professionnelles artistes-producteurs.
Marie est en Italie lorsque Jean Chrétien souhaite lui parler d’urgence. Il veut la nommer au Sénat pour « représenter non seulement le Nord de l’Ontario, mais
les francophones de l’Ontario et
les femmes ». Comme parrain, elle choisit
le sénateur Leo Kolber, de la minorité anglophone du Québec.
Marie n’a jamais cru à la féminisation des titres en français. À CBON, le mot Directeur était affiché sur sa porte. À la Chambre haute, elle préfère sénateur à sénatrice.
Et lorsque la politicienne accède au caucus libéral, elle se rend compte que plusieurs femmes coupent les ponts avec elle, certaines allant jusqu’à rompre leur amitié.
À 59 ans, Marie décide de faire son cours
en droit à l’Université d’Ottawa. Elle est encouragée par le greffier du Sénat, Paul Bélisle, un Franco-Ontarien originaire de mon village natal de Saint-Joachim, près
de Windsor.
Le chapitre le plus sombre de la vie de Marie-P. Charrette-Poulin est le scandale des dépenses du Sénat. Elle est victime d’une chasse aux sorcières. Après quelques années d’enquête, elles et ses collègues sont absous de tout acte répréhensible. « Son exonération est une piètre consolation.
Elle a vécu un véritable enfer », affirme l’honorable John Manley qui signe aussi
la préface de ce livre.
Le sénateur conservateur Hugh Segal n’hésite pas à dire que sa collègue
« est l’une des personnes les plus polyvalentes, compétentes, diligentes, créatrices et brillantes dans le domaine
des politiques publiques que j’ai rencontrée ».
Pour rédiger cette biographie, l’auteur Fred Langan a interviewé 67 personnes, dont deux premiers ministres, plusieurs ministres, députés et sénateurs, des membres de
la famille, des cadres de la SRC et des entrepreneurs.
Jean-Pierre Charland, L’œuvre de chair
ne désireras. Une enquête d’Eugène Dolan, roman, Montréal, Éditions Hurtubise, 2023, 346 pages, 27,95 $.
Aimer jusqu’à tuer
Après Père et mère tu honoreras (2016), Un seul Dieu tu adoreras (2018), Impudique point ne seras (2019) et Homicide point ne seras (2022), Jean-Pierre Charland s’inspire d’un autre commandement de Dieu pour nous offrir L’œuvre de chair
ne désireras, une nouvelle enquête de l’inspecteur Eugène Dolan.
« Œuvre de chair ne désireras qu’en mariage seulement » est le neuvième commandement et il institue le mariage comme seul cadre légitime pour exercer
sa sexualité. L’auteur écrit que
« les épanchements hors du “vase naturel” s’avèrent un péché plus grave, puisqu’ils détournent la sexualité de sa fin naturelle : la procréation. »
Nous sommes dans le Québec de 1912 et
les médecins clame haut et fort que
le grand air a le meilleur effet sur la santé. Parmi les destinations populaires dans
la Belle Province, Métis-sur-Mer a autant
la cote que les Laurentides ou Charlevoix.
Dans ce lieu de villégiature, deux mondes différents se rencontrent. « À cause des niveaux de richesse, bien sûr, mais aussi
de la langue et de la religion. »
Le terrain habituel de Dolan, ce sont
les trottoirs de Montréal, pas les sous-bois du Bas-du-Fleuve. Son épouse et sa fille profitent de l’air marin à Métis-sur-Mer et
il va les rejoindre chaque fin de semaine.
Il y passera plus de temps que prévu à
la suite du meurtre d’un juge, lui aussi en vacances à Métis.
Mais chaque chose en son temps. Il faut d’abord s’intéresser à « l’œuvre de chair ». Blanche, 29 ans, est l’épouse du juge Paul Lavergne, 52 ans. Ce dernier aime plutôt
faire bonne chère que bonne chair, au point où le couple finit par faire chambre à part. Cela ouvre de nouvelles perspectives…
Blanche est constamment agitée par une « tempête des sens ». Sa beauté attire tous les regards concupiscents. Sa crainte de rompre les engagements du mariage s’estompe rapidement dans les bras d’un jeune médecin américain en vacances à Métis.
L’auteur décrit aussi les assiduités d’Émile, collégien de 17 ans, pour Blanche. Le jeune amoureux est transi devant l’objet de son désir. Cette femme l’obsède, l’ensorcèle. Lors de sa prochaine confession, il avouera avoir « abusé de soi » (s’être masturbé).
Le ronflement bien audible du mari de Blanche vaut une absolution pour le péché que Blanche s’apprête à commettre à qui mieux mieux. Le mari « dort du sommeil du juste quand sa femme le cocufie ».
Blanche a quelques petits épisodes avec Émile, mais cela ne représente pas plus qu’un amuse-gueule, rien pour satisfaire son appétit vorace de luxure. Métis-sur-Mer devient la nouvelle version de Sodome ou Gomorrhe.
Au milieu des débordements sexuels hors mariage, le juge Paul Lavergne est assassiné. Il ne faut pas plus que dix minutes pour que toute la région soit au courant.
« Il s’agissait d’une trop grosse nouvelle pour que l’employé du standard du téléphone se prive de la partager. »
L’enquête est confiée à Eugène Dolan. Tous croient qu’un ivrogne est coupable puisqu’il avait menacé publiquement de tuer le juge. Or, un solide alibi l’écarte des suspects,
tout comme le jeune médecin américain.
La plume du romancier démontre que, en réponse à leur instinct de survie, certaines personnes, coupables ou innocentes, réarrangent la vérité. Le travail de Dolan consiste à faire en sorte que ces gens s’emmêlent dans leurs mensonges.
Jean-Pierre Charland est un écrivain prolifique dont les ouvrages sont souvent des fresques historiques. Ils se sont écoulés à quelque 900 000 exemplaires au Canada et à l’étranger.
Thomas C. Spear, Les mascarades du Wisconsin, roman, Québec, Éditions Hamac, 2023, 304 pages, 32,95 $.
L’étau d’une relation père/fils
Pour raconter la vie de son père,
un fils doit remuer la boue au fond des rivières de sa mémoire.
Le parcours que trace Thomas C. Spear dans Les mascarades du Wisconsin se loge à l’enseigne de
la misogynie, du racisme, de l’antisémitisme et de l’homophobie.
Il s’agit d’une saga familiale remplie de non-dits et de mensonges imposés par la figure dominante paternelle. L’action se déroule dans la seconde moitié du XXe siècle, dans une ville « ouisconsinienne » on ne peut plus WASP (White Anglo-Saxon Protestant).
Le père est un quidam semblable à celui décrit par Arthur Miller dans Mort d’un commis voyageur. L’éducation des enfants n’est pas de son domaine. Il sait plutôt
les engueuler, rappeler leurs fautes,
les condamner à obéir.
Ce personnage m’a rappelé Archie Bunker
de la célèbre série All in the Family. L’auteur mentionne, plus loin, l’émission Mickey Mouse Club et signale « la voix de ma préférée, Annette. » Il faut avoir plus de soixante ans pour savoir qu’il s’agit d’Annette Funicello.
Bobby, le fils, brosse le portrait d’un père dont la langue ne chôme pas de propos racistes, d’insultes colorées, de provocations irrévérencieuses et de blagues corsées.
Le paternel n’est pas intéressé à rencontrer des gens aux mœurs qui diffèrent des siennes, mais cela ne l’empêche pas de
les dénigrer.
Le père ne veut rien savoir des libertés civiles et sexuelles. Il apprend à ses enfants que « les pédés sont des hors-la-loi anormaux. Il faut les punir, les exclure de
la société fréquentable. » Le fils narrateur est homo dans le placard, étranger chez lui, « pas normal à tes yeux à toi, Papa ».
Il aimerait bien rencontrer l’âme-sœur,
celle qui serait une compagne pour la vie,
la mère de ses enfants, « celle qui m’aiderait à freiner mes envies d’hommes ». Or, l’éloignement du Wisconsin et les voyages confirment ses penchants d’homo. Il finit par être bien en couple, avec un mec.
Bobby fouille les archives et découvre
la plus grosse mascarade : son père est juif.
Ce dernier perd tout estime en ayant cherché à arracher ses racines, en s’étant débarrassé de racines trop encombrantes,
en voulant les cacher à tout prix. Il persiste et signe : il faut brûler les juifs, tout comme les communistes, les gauchistes, les hippies et les homos.
Les mascarades du Wisconsin est un roman où masculinités et identités s’entrechoquent dans des intrigues d’affiliations et de désaffiliations. Le père n’a jamais lu un livre, encore moins un livre d’un auteur étranger. Tout en l’incarnant on ne peut mieux,
il ignore la fameuse phrase de Gide : « Familles, je vous hais ! »
Spécialiste de l’autofiction, Thomas C. Spear est professeur de langue française et de littérature francophone à la City University of New York. Il signe un ouvrage retentissant sur une difficile relation père/fils et, partant, sur les conflits
familiaux qui en découlent.
Maryse Rouy, La Maison d’Hortense, tome 3, roman, Montréal, Éditions Hurtubise, 2023, 328 pages, 24,95 $.
Émancipation des Québécoises avant 1940
La romancière Maryse Rouy mêle, une fois de plus, la fiction historique et la vérité dans son troisième tome de La Maison d’Hortense. L’émancipation de la femme québécoise y est traitée avec doigté et originalité.
L’action se situe en 1938 et 1939. On suit quelques pensionnaires de la maison de madame Hortense, notamment Justine qui réussit son cours de droit haut la main,
et ce, malgré le fait que les professeurs et les étudiants mâles lui aient rendu la vie difficile, voire insupportable.
Justine ne peut pas accéder au barreau, encore limité aux hommes seulement.
Une fois engagée, la parajuriste se voit plus souvent confié des tâches de secrétaire. Lorsqu’un avocat apprend que la nouvelle employée est mariée, il affirme haut et fort que la place d’une épouse est à la maison.
« Un mari incapable de boucler sa femme dans sa cuisine n’est pas un vrai homme. » Alors qu’elle croyait être aidée par son statut de femme mariée, que cela
« lui donnerait de la respectabilité et lui faciliterait les choses », Justine découvre
à son grand désarroi que c’est tout
le contraire.
La romancière se sert du couple que forment Antoine et Germaine pour illustrer comment plusieurs jeunes filles sont ignorantes, n’ayant « même pas idée de
ce qu’un homme a dans son pantalon ». Elles imaginent le devoir conjugal comme une épreuve qu’il faut subir et dont elles
se passeraient bien.
Les curés prétendent d’ailleurs que
les femmes « honnêtes » n’aiment pas les relations physiques. S’ils s’acharnent tellement à combattre ce qu’ils appellent des « comportements impurs », est-ce que cela ne prouve pas que les gens s’y adonnent ?
Quelques femmes du roman croient que
les curés se contredisent en affirmant que c’est un devoir de concevoir des enfants, mais un péché d’y prendre plaisir. « Si Dieu avait créé toute chose, la jouissance des corps en faisait partie. »
Un père réagit brutalement aux désirs d’indépendance de sa fille pourtant majeure. Lorsqu’on lui présente un soupirant aussi vieux que son père, la fille explique qu’elle est suffragiste, qu’elle estime les femmes égales aux hommes, et qu’elle exigera que son mari la traite en conséquence. Résultat : le prétendant fuit à toutes jambes.
On retrouve la journaliste Danielle, très compétente et particulièrement émancipée. Elle éprouve à l’endroit d’une femme des sentiments allant au-delà de l’amitié. Cette facette homosexuelle ou lesbienne est malheureusement peu explorée dans
le roman.
Dans ce troisième tome, les pensionnaires
de la maison de madame Hortense et leurs proches sont unies par une solidarité qui transcende les classes sociales et les aide à aller de l’avant. Ensemble, elles luttent pour se faire une place dans un monde où les femmes sont rarement maîtresses de leur destin.
Steeven Chapados, Lune : culture, nature, exploration, essai, Montréal, Éditions Fides, 2023, 156 pages, 39,95 $.
L’ami le plus précieux
de la Terre
Elle croît et décroît, disparaît et réapparait. Qui est-elle ? La Lune, l’astre qui a été vénéré, déifié et craint à travers les civilisations, qui fascine les scientifiques, qui inspire les écrivains, peintres, musiciens
et cinéastes. Steeven Chapados y consacre un essai/beau-livre en signant et illustrant Lune : culture, nature, exploration.
La Lune occupe une place de choix dans
la mythologie. Les Grecs et les Romains la représentaient jadis à travers une figure féminine (Artémis, Diane) en raison de
la correspondance entre les cycles lunaire
et menstruel.
La pleine lune est omniprésente dans le folklore et la superstition. Les loups-garous se transforment et les vampires se regénèrent à ce moment-là; folie et criminalité sont en hausse; le sommeil est perturbé; le cinquième jour après la pleine lune est le moment idéal pour concevoir
un enfant.
Plusieurs proverbes y font référence.
« Lune brouillée, pluie assurée » et
« En lune rousse, rien ne pousse » sont d’origine inconnue. Du côté français, on trouve « Qui cherche la lune ne voit pas
les étoiles » et « La lune est belle lorsque
le chien l’espère » (proverbe savoyard).
Nombre d’expressions populaires y sont associées : demander la lune, promettre
la lune, depuis des lunes. « Faire voir la lune en plein midi » signifie abuser de
la naïveté d’autrui; un visage joufflu est « une face de lune »; once in a blue moon indique que ça n’arrive que très rarement.
En littérature, on pense tout de go à H. G. Wells (The First Man in the Moon, 1901) et à Hergé : Objectif Lune (1953) et On a marché sur la Lune (1954). Côté cinéma, Georges Méliès vient en tête de liste avec Le Voyage dans la Lune (1902) et Au clair de la lune ou Pierrot malheureux (1904).
L’ouvrage de Steeven Chapados fourmille de données sur la nature de la Lune. Il recense 7 montagnes, 10 mers et 24 cratères.
Un tableau fournit les chiffres suivants :
sa masse est 1,23 % de celle de la Terre;
sa superficie totale est 7,44 % de la surface terrestre; sa circonférence est 10 921 km à l’équateur; sa température de surface moyenne est -73 oC. La durée moyenne d’un cycle lunaire est 29 jours, 12 heures,
44 minutes et 3 secondes.
L’exploration de la Lune a été une course entre l’URSS et les États-Unis. Elle commence par Luna 2, 1959 (URSS).
Les États-Unis répliquent avec Surveyor 5 en 1967 et, bien entendu, avec Apollo 11 en 1969. Les trois dernières explorations sont menées par l’URSS : Luna 20 (1972), Luna 21 (1973) et Luna 24 (1976).
« Quel que soit l’angle sous lequel nous regardons la Lune, écrit Steeven Chapados, nous voyons qu’elle offre des possibilités infinies pour nous exprimer, mieux comprendre le cosmos, développer nos technologies et encourager notre présence ailleurs dans l’Univers. […] Les découvertes et les avancées scientifiques qu’elle nous permettra de réaliser ont le pouvoir de transformer notre compréhension du monde et de notre place en son sein. »
Giovanna Covone, Bottega : nos recettes et traditions familiales, Montréal, Éditions de l’Homme, 2023, 224 pages, 39,95 $.
Buon appetito !
Il paraît que c’est dans les pizzerias Bottega, à Montréal et Laval, que l’on déguste les meilleures pizzas napolitaines hors de l’Italie. La cheffe Giovanna Covone nous présente 70 recettes familiales tirées du menu Bottega, mais aussi de son carnet personnel transmis d’une génération à l’autre.
Alors que manger est une simple activité chez bien des gens, pour Aniello, Giovanna et leurs fils Fabrizio et Massimo, « c’est un devoir, une mission. La cuisine est un lieu et un art que la famille Covone maîtrise. »
« Chaque recette de ce livre a été cuisinée en famille, partagée entre amis, évocatrice de toutes une vie de souvenirs culinaires », écrit Massimo. Elles portent toutes un nom italien et sont regroupées sous sept rubriques : Aperitivo, Sfizi, Primi, Secondi, Pizza, Feste et Dolci. Il y a un index des recettes et un index par catégorie (cocktails, salades, légumes, pâtes, pizzas, poissons et fruits de mer, viandes, desserts).
En plus des ingrédients et de la préparation, une recette décrit parfois une marche à suivre pour mieux la réussir. Ainsi, sous Crocchette di baccalà (Croquettes de morue), on indique comment dessaler ce poisson.
Une image vaut mille mots. La photo
d’Orata al cartoccio con vongole (Daurade
et palourdes en papillote) est une œuvre d’art. Ce qui frappe, ce sont les palourdes dans leurs coquilles divisées qui entourent les deux daurades. Celles-ci sont agrémentées d’une salsa à base de tomates, capres, olives noires, persil, jus de citron et huile d’olive.
La section Pizza commence par la préparation de la pâte (il y a neuf étapes
à suivre puis trois autres pour la cuisson).
On note qu’il est toujours mieux de garnir la pizza avec des ingrédients froids. La chaleur dégage trop d’humidité et peut détériorer la pâte.
Pour Pâques, Giovanna Covone propose
un mets composé de cinq ingrédients : épaule d’agneau, carottes, choux de Bruxelles, pois et pommes de terre. Pour
la veille de Noel, la soupe de poisson comprend des palourdes, des seiches,
des poulpes, de la lotte et du flétan, plus du vin blanc sec et du persil haché, au goût.
Lorsque j’ai vu la photo des caragnoli (beignets), j’ai pensé qu’il s’agissait d’une guirlande de pâte enroulée sur elle-même. À l’aide d’une roulette dentelée, on taille
la pâte en bande de 4,5 cm de largeur et
65 cm de longueur. Pour façonner les beignets en forme de rose, on la roule en colimaçon et on la pince ici et là. Résultat : beignets croustillants servis avec miel
chaud ou sucre glace.
Outre les photos couleur de chaque mets,
le livre de recettes comprend un grand nombre de photos en noir et blanc de la famille Covone dans les années 1970, 1980, 1990, 2000 et 2010.
Native du Molise. Giovanna Covone a étudié la cuisine et la pâtisserie dans plusieurs écoles culinaires de l’Italie. Elle est cheffe et cheffe pâtissière des renommés restaurants Bottega et du café San Gennaro.
Antonine Maillet, Mon testament, récit, Montréal, Éditions Leméac, 2022, 112 pages 14,95 $.
Le testament littéraire d’Antonine Maillet
Sans descendance directe, Antonine Maillet signe Mon testament où
elle lègue la juste part qui revient
à certains des personnages créés
au fil de soixante ans d’écriture.
Elle le fait dans un savoureux
dialogue avec ses créatures.
Comment choisir parmi au-delà de mille personnages espérant franchir « la ligne Maginot de mon imaginaire » ? Ses héritiers seront les seuls à qui elle a pu promettre une longue vie, « plus osée, plus durable,
et tout aussi unique que la mienne ».
Ce testament littéraire comporte onze articles et un codicille. À tout seigneur,
tout honneur : La Sagouine est la première héritière. Antonine Maillet lègue à ce personnage issu directement de son cœur
et de son imagination « le Pays qui porte son nom ». La Sagouine avec un S majuscule est la plus choyée de ses créations, celle qui l’a fait entrer en littérature.
Dans l’article 2, la romancière lègue à Pélagie, dite la Charrette, cette Acadie qui
a survécu à la Déportation de 1755. À ce personnage le plus héroïque et mythique, elle peut témoigner que l’Acadie « est en constante progression ».
Mère Jeanne de Valois se glisse à l’article 3 parce qu’elle demeure « encore bien vivante dans ma mémoire réelle ». Cette religieuse a fondé le premier collège classique pour filles en Acadie. C’est Jeanne de Valois qui a permis à Antonine Maillet « d’aborder les rivages de l’écriture ».
L’article suivant est consacré à une femme aux antipodes d’une Sagouine, d’une Pélagie ou d’une Jeanne de Valois. Il fallait une ménagère avec la vue assez large et pointue pour comprendre les besoins d’une créatrice d’un univers nouveau et turbulent.
« Il fallait à Mamozelle Tonine une Madame Perfecta. »
Dans les articles 5 à 11 défilent des personnages aussi colorés que le nain Gros comme le Poing, Tit-Rien, Pierre Bleu, Don l’Orignal, Bessoune et Piroune, Mariaagélas
et Radegonde. La romancière a créé Mariaagélas « pour chambarder les croyances et coutumes et faire un colossal pied de nez aux gardiens de l’ordre et de
la morale ».
Grand Dieu ! Tonine allait oublier ses lecteurs. « Sacordjé ! il me fallait un codicille. » Du plus fidèle qui la lit depuis ses premiers écrits jusqu’au plus récent qui l’espionne avec une curiosité nonchalante, elle lègue tout le restant : « la part enfouie aux creux de mon être que mes personnages, mêmes les plus voraces, n’ont pas réussi à grignoter ».
À l’exception d'une thèse universitaire sur Rabelais et les traditions populaires en Acadie, parue aux Presses de l’Université Laval, les Éditions Leméac ont publié
les quelque quarante ouvrages de Maillet. Les trois premiers titres avaient cependant vu le jour sous les auspices d’autres éditeurs : les romans Pointe-aux-Coques (Fides, 1958) et On a mangé la dune (Beauchemin, 1962), ainsi que la la première pièce de théâtre Les crasseux (Rinehart and Winston, 1968).
Le testament d’Antonine Maillet est écrit cinquante ans après sa thèse sur Rabelais. Elle se sent toujours fidèle à son maître jusqu’à lui emprunter les dernières paroles articulées sur son lit de mort : « Je m’en vais chercher un grand Peut-Être. »
Boucar Diouf, Ce qui la vie doit au rire, Montréal, Les Éditions La Presse, 272 pages, 29,95 $.
Le rire chasse
les énergies négatives
Un an après Ce que la vie doit à
la mort, voici que Boucar Diouf nous offre Ce que la vie doit au rire,
un livre pour faire sourire, réfléchir et rire, parce que, comme le dit
une sagesse populaire, « le rire,
c’est comme les essuie-glaces :
ça n’arrête pas la pluie, mais ça permet d’avancer ! »
Pour le biologiste devenu humoriste, le rire est une façon de se protéger contre les violences du monde. « Un bon éclat de rire est comme un ventilateur qui permet de chasser les énergies négatives. Il fait partie des briques de construction de cet édifice bien plus complexe que nous appelons
le bonheur. »
Le sarcasme, l’ironie, l’autodérision,
l’humour noir ou absurde demeurent autant de source du rire humain. Mais comme
la nature a voulu que nous soyons très diversifiés jusque dans nos goûts, ce qui fait rire les uns peut laisser les autres de glace. À chacun son type d’humour.
Diouf souligne que l’humour fait tomber
les barrières et favorise l’émergence d’une identité commune « qui outrepasse parfois les limites de la couleur, de la race, de la religion et du compte en banque ». L’onde de rigolade permet de passer des messages qui, autrement, auraient été plus délicats à transmettre.
« Le comique de scène parle de ses problèmes à demi-mot et, de l’autre côté,
le spectateur se reconnaît dans son histoire. Les spectateurs sortent de la salle convaincus d’avoir participé à une thérapie qui a bien tourné et rentrent chez eux en
se disant que la vie n’est pas aussi sérieuse qu’on veut nous le faire croire. »
La parlure québécoise a souvent fait rire Boucar Diouf. On n’a qu’à penser aux pets-de-sœur, aux crottes de fromages et au grand-père dans le sirop d’érable. Et que dire de cette remarque entendue dans
un bar : « Check pas les foufounes de
ma pitoune. A fait sa poupoune, mais elle
est pas guidoune. »
Ou encore : « Ché pas youskalé. Pis a m’a pas dit youskava. » Ça pourrait bien être
de l’arabe, du russe ou de l’ukrainien.
La première fois que la blonde de Boucar
l’a invité à souper, elle lui a dit que ce serait un plat typiquement québécois. « Ça s’appelle du pâté chinois et c’est fait avec du blé d’Inde. » Il s’est demandé si elle était nulle en cuisine ou vraiment poche en géographie.
Au sujet de ce mets, Diouf trouve la recette on ne peut plus discriminatoire : « le blanc trône en haut, le jaune est au milieu et
le brun se trouve en bas. Le ketchup, qui
est rouge, on le met en réserve, à côté. »
On n’a qu’à se comparer pour se mettre à rigoler. À preuve quelques expressions et proverbes québécois avec leurs équivalents africains. Donne à manger à un cochon, au Québec, et il viendra chier sur ton perron. Si l’arbre savait ce que lui réserve la hache africaine, il ne lui aurait pas fourni le manche. Au Québec, on dit « dans le temps comme dans le temps »; en Afrique, « on ne peut pas courir et se gratter les fesses en même temps ».
Une des blagues que l’humoriste aime intégrer dans ses spectacles est la suivante : « Le Québec d’aujourd’hui est si ouvert qu’on y souligne pendant un mois l’histoire des Noirs. Le hic, c’est qu’on a choisi le mois de février : le plus court, le plus frette et
le plus blanc de l’année. »
Patricia Cornwell, Livide, roman traduit de l’anglais par Dominique Defert, Paris, Éditions JC Lattès, 2023, 368 pages, 34,95 $.
Nouvelle enquête
de la reine du crime
Avec plus de 130 millions de livres vendus dans le monde, l’écrivaine américaine Patricia Cornwell s’est imposée comme une reine du crime. Sa plus récente enquête de
la médecin médico-légiste Kay Scarpetta s’intitule Livide, un thriller qui nous tient en haleine
jusqu’au bout.
Livide, du latin lividus, signifie bleuâtre.
On dit, par exemple, livide de rage, livide de terreur. La lividité désigne les taches rouge foncé tirant sur le violet, qui apparaissent sur le corps peu après la mort.
La Dr Kay Scarpetta est appelée comme experte dans un procès pour meurtre très médiatisé et controversé, celui d’une ancienne reine de beauté dont le corps s’est échoué sur le rivage de Wallops, en Virginie. Après un pénible contre-interrogatoire du procureur, Scarpetta quitte le tribunal et apprend que la sœur de la juge chargée
de l’affaire a été retrouvée morte dans
la maison de cette dernière.
À chaque enquête de Kay Scarpetta, il faut toujours imaginer le pire scénario et s’y préparer parce que ça va arriver… si ce n’est déjà fait. Le temps de se rendre difficilement sur place, à travers un strict barrage policier, Scarpetta apprend qu’un second meurtre a eu lieu dans le village voisin.
Un fou furieux avec un canon à micro-ondes armé d’un rayon de la mort, semble avoir pour objectif d’instaurer la terreur, de créer le chaos et de détruire l’ordre existant. Avec ce recours aux armes à micro-ondes, on se croirait dans un scénario d’horreurs décrites par H.G. Wells dans La Guerre des mondes.
Personne n’a vu l’attaque venir, ni le Service Secret ni le FBI. On n’avait pas ce genre de tueur dans le collimateur. On ne savait rien de lui, on n’a rien vu jusqu’au dernier moment. Et ce ne sont pas ses portables
que l’on a repérés, c’est le rayonnement de ses armes à micro-ondes.
La romancière rend son intrigue troublante en créant un lien entre la sœur de la juge
et son travail à la CIA. De là, il n’y a qu’un pas pour se demander si la Russie ne serait pas derrière le crime. Ou est-ce juste
une vendetta pour atteindre la sœur de
la victime qui préside un procès très médiatisé…?
En lisant Livide, on apprend qu’« espionner et mentir, c’est pareil. L’un ne va pas sans l’autre. » On découvre que des choses parfois infimes en disent très long sur l’état de la personne ou sur ses activités.
La romancière n’est pas la première à décrire le suspect comme une personne tranquille, sympathique, voire serviable.
Le genre de type à aider son voisin à faire démarrer sa voiture ou à déneiger son allée. Pas méchant pour deux sous. « Les psycho-pathes le sont rarement en société. »
Un mot sur la traduction de Livide : on utilise l’inversion du pronom à la première personne du présent indicatif à de très nombreuses reprises, jusqu’à deux fois par page. En voici quelques exemples : ajouté-je, annoncé-je, conclus-je, demandé-je, expliqué-je, insisté-je, interviens-je, m’enquiers-je, précisé-je, proposé-je, répété-je, répliqué-je, réponds-je. Cela est assez agaçant; on s’attend à lire ce genre d’inversion le plus souvent avec le verbe dire seulement (dis-je).
Devant le sinistre, Patricia Cornwell aime tout consigner, tout photographier, tout filmer. Avec le résultat que le lectorat n’en peut plus de l’espèce humaine.
Julie Francœur, Sortir du rang. La place
des femmes en agriculture, essai, Montréal, Éditions du Remue-ménage, 2023, 112 pages, 17,95 $.
L’agriculture,
chasse gardée des hommes
Dans le secteur de l’agriculture, l’expérience passée et présente
des femmes demeure invisible. Pourtant, la sociologue Julie Francœur sait qu’elles sont partout
et nombreuses. Elle le démontre clairement dans Sortir du rang.
La place des femmes en agriculture.
Au Québec, on estime qu’une agricultrice sur trois travaille encore dans une entreprise familiale sans salaire ni parts sociales.
Les femmes dont l’autrice parle sont pour
la plupart blanches, hétérosexuelles et sans handicap. Elles évoluent dans un monde
où l’agriculteur moyen est un homme de
54 ans.
« Il est temps, écrit Julie Francœur, de mettre des visages féminins sur l’image qu’on se fait des personnes qui produisent nos aliments, de faciliter et même de forcer leur reconnaissance, et de laisser libre cours à leur potentiel transformateur dans le milieu. »
Historiquement, on ne transmettait presque jamais de terres à une fille. On la mariait à un garçon établi. S’il existait des travaux de femmes, comme la production et la vente
de fromage, l’activité des agricultrices était comprise et organisée comme si elle constituait une activité secondaire en comparaison du « vrai travail masculin ».
Francœur souligne comment les agricul-trices ont longtemps été soumises à
une triple journée : travail à la ferme, responsabilités familiales, travail à l’extérieur de chez elles. L’alimentation
bon marché dépendait du surtravail gratuit des femmes.
L’essai fait ressortir à quel point les femmes expriment une plus grande sensibilité pour la nature que les hommes, qu’elles se préoccupent davantage de l’écologie que leurs homologues masculins. Lorsqu’elles participent à la prise de décision, les femmes ont tendance à être plus vertes.
Dans un rapport pour le Conseil du statut de la femme (2019), on note que les femmes en agriculture font encore partie d’un véritable boys’ club. Si leur place dans
le métier continue de dépendre du bon vouloir des hommes, Francœur prend soin de souligner leur propre capacité à sortir des sentiers battus.
Il existe des femmes qui osent prendre seules (ou avec d’autres femmes) les rênes d’une entreprise agricole. Dans ce cas, on ne les prend pas aussi au sérieux que celles qui travaillent aux côtés d’un homme.
De plus, elles rencontrent plus d’obstacles pour se faire reconnaître dans le métier.
« Tout au plus, elles sont one of the boys. […] Ne pas se conformer au rôle de femme d’agriculteur et pratiquer l’agriculture en dehors du mode traditionnel et familial
ne va pas de soi. »
Au Québec comme ailleurs, les agricultrices ont hérité de structures mises en place par des hommes, qui leur conviennent et qui font en sorte qu’ils se maintiennent dans
des positions de pouvoir. Néanmoins,
des portes s’ouvrent.
Mais attention, ce serait une erreur « d’affirmer que l’agriculture se féminise. Les femmes demeurent une minorité dans
le monde agricole. La plupart des voix audibles sont encore masculines. »
John Boyne, La Vie en fuite, roman traduit de l’anglais (Irlande) par Sophie Aslanides, Paris, Éditions JC Lattès, 2023, 336 pages, 36,95 $.
Une fiction plus vraie
que la réalité
Les romans traitant de l’Holocauste abondent, la fiction étant parfois
plus éloquente que la réalité.
Les historiens donnent les faits,
les romanciers y greffent des sentiments, des états d’âme. Voilà
ce que La Vie en fuite de John
Boyne réussit avec brio.
Dès les premières pages et plusieurs fois au fil du roman, il est question d’un lieu qui n’est nommé que par l’expression l’Autre Endroit. Il est ainsi question de « Berlin, l’Autre Endroit, Paris, Sydney, Londres ».
Le lieu précis n’est révélé qu’à la fin du roman, mais on devine bien avant qu’il s’agit d’un camp de concentration durant la Seconde Guerre mondiale.
Les chapitres alternent entre les années
de guerre et d’après-guerre, d’une part,
et le présent, presque quatre-vingts années plus tard, d’autre part. La narratrice est Gretel, une Allemande qui a douze ans lorsque la guerre prend fin. Chaque étape de sa vie est hantée par ce que son père SS a fait de sang-froid.
Pour survivre jusqu’à presque 90 ans, Gretel doit mentir sur son passé tous les jours, dans chaque ville où elle élit domicile.
« Si tu racontes une histoire assez souvent, elle devient vérité. » Elle ne se voit pas avouer les secrets de son passé, la vraie vérité sur son enfance.
« Berlin, Paris et l’Autre Endroit m’apparaissaient comme des lieux appartenant à un univers différent, un cauchemar dont j’étais sortie. » Son passé est presque intégralement « construit sur l’esquive, la tromperie, l’instinct consistant à me protéger avant de protéger les autres ».
Elle mène une autre vie dans des endroits lointains, sous divers noms, mais demeure écrasée par les mêmes traumatismes.
« En ne faisant rien, tu as fait beaucoup – tout. En prenant aucune responsabilité,
tu portes toute la responsabilité. »
Certaines réflexions sont assez troublantes. Ainsi, un personnage reconnaît que donner la vie demeure une chose merveilleuse. « Pourtant c’est loin d’être aussi excitant que de l’ôter. »
L’Autre Endroit évoque la question juive, « la Solution finale ». Pour le père de Gretel, les Juifs ne sont pas des gens, « du moins, pas au sens où nous l’entendons ».
Le premier amant de Gretel, à Londres,
est un Juif. Il ne connaît pas le passé de l’élue de son cœur, il pense à ses compatriotes dans son sommeil, ses rêves
se transforment en cauchemars. « Je suis là, avec eux, nu dans la chambre à gaz… »
Dans une note en fin de volume, John Boyne écrit que La Vie en fuite, « c’est un roman sur la culpabilité, la complicité et le deuil, un livre qui a l’ambition de sonder la culpabilité d’une jeune personne plongée dans le tourbillon des événements historiques qui se déroulent autour d’elle,
et de voir si elle parvient à racheter les crime commis par les gens qu’elle a aimés ».
Les erreurs commises par Gretel, sa complicité dans le Mal et tous ses regrets ont persuadé Boyne à raconter son histoire. Les derniers mots de l’auteur sont :
« Ce sera au lecteur de décider si elle mérite d’être lue. » Je réponds haut et fort par l’affirmative. Ce roman risque d’être
un de mes coups de cœur en 2023.
Petite note en terminant. Le roman original écrit en anglais d’Irlande contient des expressions en français dans le texte original; en voici quelques exemples : putain, dégradation nationale, joie de vivre. On les reconnaît grâce à des notes de
la traductrice Sophie Aslanides.
David Baudemont, Les urbains, essais littéraires, Régina, Éditions La Nouvelle plume, 2023, 102 pages, 36 $.
Cinquante ans
de mémoire urbaine
Né en France, David Baudemont est un écrivain et artiste visuel qui vit à Saskatoon depuis plus de trente ans. Son plus récent ouvrage s’intitule Les urbains et réunit 22 dessins à l’encre et au fusain, accompagnés d’autant de textes inspirés de moments clés de sa vie de citadin.
En immigrant au Canada, Baudemont a embrassé une carrière de géologue dans l’industrie minière. Vingt ans plus tard,
sur un coup de tête, il quitte son emploi, reprend ses études et se réoriente vers l’art-thérapie et l’écriture.
L’album visuel et littéraire se rapporte à différentes périodes de sa vie, allant du début des années 1970 à aujourd’hui.
« Tout ça donne une sorte d’échantillonnage de ma mémoire urbaine dispersée sur
une cinquantaine d’années. »
Dans le premier court essai littéraire –
Les temps modernes –, l’artiste-écrivain révèle sa nature profonde, à savoir qu’il est incapable de s’adapter à une tâche répétitive. Les routines et les horaires de travail réguliers le plongent dans un ennui mortel.
Plus loin, il note comment il s’est approché des sommets hiérarchiques, comment
le froid corporatif l’a profondément rebuté.
Il quitte quelques années plus tard la société multinationale pour laquelle il travaille et, aujourd’hui, entreprend « de modestes projets littéraires, artistiques et sociaux ».
Où que ce chemin le conduise, Baudemont traverse un paysage qu’il a dessiné à sa façon, tant sur le plan visuel qu’au niveau littéraire. « C’est un pays mi-réel mi-imaginaire qui ressemble à la minuscule planète de Saint-Exupéry. »
Majestueuse ou modeste, accueillante ou fataliste, une ville le trouble au plus haut point. Il garde l’extraordinaire connivence entre cette ville et lui-même. Il reste « sur un point d’orgue, un sentiment d’inachevé, un inconnu plus riche que n’importe quelle histoire qui pourrait naître d’une autre rencontre ».
Le dessin de la page couverture illustre
une solitude qui est libératrice, qui le mène vers des destinations délicieusement inconnues. Cette solitude rime avec indépendance. Quelle que soit la ville,
il aime s’y cacher, « devenir anonyme ».
Baudemont souligne comment il se dissout sans effort dans l’environnement urbain, comment sa conscience sociale disparaît
au profit d’un délicieux anonymat. Cela lui permet d’apprécier « cet autre moi-même ».
Les gens des grands centre économiques, des journées bien occupées, n’ont plus l’occasion de vivre le temps. Ironiquement, c’est lors d’une errance aléatoire que des tours du centre-ville lui envoient des reflets de lui-même, lui racontent, « sur leurs écrans géants, une relecture fictive de
sa propre vie ».
L’expérience la plus inattendue a pour titre Le cohabitât. L’auteur vit dans un immeuble de 21 appartements où 31 habitants et propriétaires forment une communauté,
un cohabitât. Deux chambres sont réservées aux amis de passage.
Or, à intervalles réguliers, l’auteur part en retraite aux rez-de-chaussée, quitte son immeuble par la porte arrière et rentre par la porte avant. Un miracle se produit.
La chambre d’amis lui semble à des années-lumière de son appartement, trois étages plus haut.
En dernière analyse, la fiction et l’essai agissent en coulisses, « en proposant de nouvelles façons de voir de nouveaux concepts qui seront – ou ne seront pas – adoptés par d’autres avec le temps ».
Guy Bélizaire, Mémoire vagabonde, nouvelles, Oshawa, Éditions Terre d’accueil, 2023, 166 pages, 24,95 $.
La condition humaine
à travers l’âme haïtienne
Je vous ai déjà parlé de Guy
Bélizaire lorsqu’il a publié son premier ouvrage intitulé À l’ombre des érables et des palmiers.
Il récidive avec Mémoire vagabonde, un recueil de quinze nouvelles
aux accents haïtiens.
Né à Cap-Haïtien en 1957, l’auteur vit au Québec depuis plus de quarante ans. Il a beau croire que « seul le silence exprime les mots appropriés » dans certaines situations, cela ne le rend pas pour autant avare de mots. Il sait les ciseler finement,
au propre comme au figuré.
Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 à Port-au-Prince est appelé Goudougoudou. Massillon est un de ceux qui se fait amputer un membre « parce qu’on n’avait ni
le temps ni les moyens de faire mieux ou pour éviter la gangrène ». La nouvelle qui porte son nom explique comment la vie continue quand même, comment il faut montrer du courage. « Il faut apprendre à vivre ainsi et remercier quand même le ciel de pouvoir encore respirer et de voir chaque jour le soleil se lever. »
Dans la nouvelle « Le bouton » (de chemise), un homme trompe son épouse,
car c’est au-dessus de ses forces de vaincre la tentation, « de maîtriser ce volcan placé entre ses jambes qui était devenu un prolongement de son cerveau ». L’auteur cite Gabriel García Márquez : “Le cœur possède plus de chambres qu’un hôtel
de putes. »
Un nouvelle n’indique pas toujours le lieu de l’action, mais un mot ou une expression permet de le deviner. Lorsqu’on lit « Mais dites-moi, simonak ! », on est de toute évidence au Québec. Les succursales de
la « Société des alcools » le confirment
plus loin.
J’aime les nouvelles qui ont un punch final, qui se terminent de façon inattendue. Guy Bélizaire n’a pas souvent recours à cette technique, mais lorsqu’il s’y prête,
c’est toujours avec brio. Dans la nouvelle intitulée « Le cambrioleur », le verbe prendre a plus d’un sens : prendre un coup et être pris qui croyait prendre.
Dans « L’amour est un combat », la surprise tient au fait que le même chauffeur de taxi conduit le même passager à Port-au-Prince et à Montréal. Parfois on devine le punch une page avant la fin, mais cela ne rend pas « La belle visite » des parents et du frère moins étonnante…
Si vous aimez les chiens, je vous préviens que « Les yeux de pompon » risque de vous faire vivre des émotions qui vont du remerciement à la déception en passant par le reproche et le pardon. Le dénouement de cette nouvelle en étonnera certains…
La grande majorité des textes a une touche haïtienne. On rencontre un personnage appelé Jésus Dieudonné et on apprend que les politiciens véreux sont appelés « grands mangeurs ». Quelques nouvelles incluent des passages en créole haïtien, parfois
les paroles d’une chanson et même la lettre d’un Chinois à sa dulcinée en Haïti.
J’ai une préférence pour les nouvelles brèves. L’auteur a un penchant, lui, pour des textes plus longs. Cela lui permet, dans un cas, d’agir en détective. Le protagoniste ne sait pas que la personne recherchée a un jumeau qui n’existe qu’à moitié…
Guy Bélizaire aime nous entraîner dans toutes sortes de péripéties qui sont souvent de fausses pistes. Cela lui permet de nous obliger à nous pencher sur la condition humaine et les vicissitudes de la vie tout en nous invitant à repenser l’humain au cœur de la société.
Elliot Page, Pageboy, autoportrait traduit de l’anglais par Marie Brazilier, Paris, Éditions Kero, 2023, 288 pages, 34,95 $.
Le plus célèbre
trans canadien
La personnalité canadienne trans la plus connue est sans conteste Elliot Page, né Ellen Page en 1987 en Nouvelle-Écosse. Page a connu
une ascension fulgurante au sein
de l’industrie du cinéma. Il raconte son parcours dans un autoportrait intitulé Pageboy.
Même si Page a été fille et lesbienne avant de devenir trans, tout l’autoportrait est écrit au masculin : « j’étais subjugué, envoûté ». C’est à titre d’Ellen Page qu’il a eu une nomination aux Oscars comme meilleure actrice dans la comédie dramatique Juno (2007).
Avec le succès de Juno, Page est fortement invité par les professionnels du cinéma à cacher son identité queer. Sinon, « ça me desservirait, on me proposerait moins de rôles. C’était pour mon bien. Alors j’ai porté des robes, mis du maquillage. »
Page sait, cependant, que son succès repose sur sa capacité à ignorer sa différence et
à renier son identité profonde. « Je taisais sans cesse la vérité de peur d’être banni, mais j’étais déprimé, piégé dans une mascarade lamentable. »
Dès l’âge de six ans, Ellen avait demandé
à sa mère si elle pouvait être un garçon. « Non, chérie, tu es une fille, mais tu peux faire tout ce que font les garçons. » Six ans plus tard, la puberté la changera en
un personnage qu’elle ne veut pas jouer.
À 28 ans, Page fait son « coming out lesbien ». Il explique comment Hollywood ne comprend pas la complexité d’une sortie du placard, « la multitude des secrets enfouis que cela induit. Hollywood est insensible aux conséquences de
son fonctionnement. »
Page note qu’il lui a fallu dix ans avant
de pouvoir aborder la question de genre.
Le sujet était trop sensible. Il lui fallait prendre le temps de s’écouter. « J’ai dû atteindre le moment où, poussé à bout,
je n’ai plus eu le choix. »
Elliot écrit qu’il n’a jamais été une fille,
qu’il ne sera jamais une femme. C’est dans un cabinet de psy qu’il passe de l’impossibilité d’assumer son homosexualité à un sentiment de perplexité et de colère « face à toute la merde que j’avais dû encaisser pendant si longtemps, parce que cacher mon identité queer était considéré comme le statu quo, et ma douleur comme une conséquence naturelle ».
La dysphorie de genre le préoccupe au plus haut point et il finit par embrasser à bras-le-corps sa transidentité. À 33 ans, il subit une opération pour se faire retirer les seins. Le 1er décembre 2020, Page fait son coming out trans et non binaire, précisant son choix d’utiliser le prénom Elliot et d’être désigné par le pronom masculin il. En mars 2021, Page devient la première personne ouvertement trans à faire la une du magazine Time.
Je note, en passant, que la mère de Page était bilingue et enseignait le français. Elliot lui reproche de ne pas lui avoir parlé français durant son enfance, mais avoue que les langues n’étaient pas son fort.
Dans ce récit intimiste, d’une grande sensibilité, Elliot Page nous fait part de ses réflexions sur l’enfance, l’amour, le sexe et l’identité. À travers des moments sombres ou joyeux, il se livre avec sincérité et justesse dans un autoportrait singulier
et bouleversant.
Niko Tackian, La lisière, roman, Paris, Éditions Calmann-Lévy, coll. Noir, 2023,
324 pages, 32,95 $.
Polar en plongée onirique
Auteur français de romans policiers primés, Niko Tackian publie
une septième enquête intitulée
La lisière et nous plonge dans
une expérience déconnectée du réel. Rien d’étonnant à cela puisque
nous passons en moyenne vingt-
six ans de notre vie dans
la contrée des rêves.
L’action de ce polar se déroule en Bretagne, dans les monts d’Arrée, département du Finistère. L’endroit est caractérisé par des landes, roches et marécages qui ne sont plus « qu’un vaste désert d’obscurité parcouru de silhouettes décharnées et d’ombres abyssales ».
Hadrien, son épouse Vivian et leur fils
Tom roulent tranquillement dans « ce noir pays ». Le père freine subitement pour éviter ce qui semble être un chien.
Il descend pour vérifier si tout est en règle, Tom se précipite pour une pause pipi,
Vivian attend et, trouvant le temps long, quitte finalement la voiture pour voir ce
qui se passe. Hadrien et Tom ont disparu.
Niko Tackian tisse dès lors une intrigue mêlant enquête policière, traitement psychiatrique et plongée onirique. Ses mots sont aussi aiguisés que le fil d’une guillotine.
Chaque heure séparant Vivian de son mari et de son fils surtout devient un pas de plus dans l’horreur. L’épouse perd la notion du temps et de l’espace. Elle voit une psychiatre qui vit dans un manoir appelé Triste Lune
et qui souligne comment il y a toujours de l’espoir, « même au cœur des ténèbres ».
La psy lui conseille de s’ouvrir à la gendarmerie, mais une voix crie à Vivian qu’elle est la seule à pouvoir retrouver
son mari et son fils.
Sans Hadrien et Tom, la maison de Vivian est juste une boîte vide où règne un silence qui lui glace l’âme. Elle a l’impression de vivre dans un tombeau, lieu où fouiller « des symboles cachés au fond de son cortex cérébral ». Sa raison n’y trouve pas de logique… même s’il en existe une « dans les brumes opaques de son esprit ».
La gendarmerie mène une enquête, mais
un fantôme lui glisse entre les doigts. Petit à petit, des bribes de vérités fissurent le mur des certitudes de la lieutenante en charge non pas de retrouver Hadrien et Tom, mais de découvrir leur corps, ce qu’elle n’ose pas avouer à Vivian.
La mère rêve d’abord à son enfant, désirant par-dessus tout le serrer dans ses bras. Puis elle se réveille de plus en plus souvent au milieu d’un cauchemar où rien n’est plus comme avant. Enfin, elle sombre régulièrement dans des expériences mythiques.
Est-il possible de tirer un trait sur ceux qu’on aime ? Qu’arrive-t-il lorsqu’on leur prend tout, lorsqu’on leur arrache tout, lorsqu’il ne reste qu’une plaie béante par laquelle une personne se vide chaque jour un peu plus de son énergie vitale…?
En guise de conclusion, Niko Tackian réfléchit sur l’écriture de La lisière. Il a suivi son instinct et c’est ainsi que le noir pays et ses habitants ont commencé à vivre dans
sa tête. « À emprunter mes angoisses,
mes combats, mes espoirs, pour incarner
des personnages et des intrigues. »